II. Avènement d’une esthétique

II A. Une tradition mexicaine revitalisée : le mélodrame de cabaret

Dans les coproductions mexicaino-cubaines, le mélodrame de cabaret occupe une place de choix, tant son importance est grande sur le plan quantitatif. Pour la période prise en compte, on dénombre 28 coproductions, 15 d’entre elles se passant au moins en partie dans les milieux du cabaret, ce qui représente une tendance majoritaire de ce type de productions. Pour le reste, 4 sont des séquelles de films mexicains populaires – deux mettant en scène le catcheur masqué Santo, et deux les Villalobos ; 7 se déroulent dans le cadre de la campagne cubaine dont ils recréent des épisodes historiques passés ou certains traits culturels spécifiques, liés en particulier à la santería et à ses pratiques.

Les réalisations auxquelles cela a donné lieu sont intéressantes, car il s’agit d’un genre présent dans le cinéma mexicain dès ses origines : nous pourrons ainsi montrer si les coproductions engagent ou non un processus de requalification générique, et quels éléments sont finalement privilégiés ou négligés. Nous pouvons d’emblée formuler une remarque démontrée à travers l’analyse d’un exemple concret : si nous parlons de tradition ‘«’ ‘ revitalisée ’» grâce à l’influence cubaine, c’est parce que le passage par Cuba pousse jusqu’à leurs extrêmes conséquences certains traits définitionnels du mélodrame mexicain. Ce processus peut être illustré par la comparaison de deux films : Santa, et Coqueta (Fernando A. Rivero, 1949). Le premier film met en place un univers très particulier que de nombreux autres reprennent pour cadre par la suite. Le deuxième n’est pas une coproduction au sens strict du terme, mais il contient toutefois un certain nombre d’éléments le rendant emblématique de la coopération cinématographique entre les deux pays, et surtout de l’influence sur le cinéma mexicain de l’atmosphère ‘«’ ‘ tropicale ’» que celui-ci est allé chercher à Cuba. Coqueta compte parmi ses acteurs de premier plan deux personnalités dont l’importance est capitale : la rumbera d’origine cubaine Ninón Sevilla, et le compositeur de boléros Agustín Lara. L’action du film se passe à Veracruz, port mexicain considéré comme le lieu où l’influence cubaine est la plus sensible, en particulier à travers sa fameuse atmosphère ‘«’ ‘ tropicale ’», et sa musique.

Une vingtaine d’années sépare la réalisation des deux films, puisque le premier date de 1930 et le second de 1949. Dans cet intervalle, le mélodrame de cabaret a été largement réexploité par le cinéma mexicain, ses multiples occurrences donnant progressivement au genre ses traits caractéristiques à l’œuvre dans Coqueta, que l’on peut considérer comme une réécriture de Santa ayant intégré l’élément ‘«’ ‘ tropical ’», tant dans ses paysages que dans sa musique.

L’histoire des deux films est similaire, et peut être rapidement résumée : une jeune femme, trompée par un homme, se retrouve dans un cabaret où elle se lie d’une profonde amitié avec le pianiste aveugle qui accompagne ses numéros. Après de dramatiques péripéties, la jeune femme meurt à la fin du film.

Ce résumé sommaire permet de mettre en parallèle les deux films dans une perspective comparative. La représentation du personnage féminin est relativement semblable dans les deux, bien que le deuxième propose un infléchissement de son mode d’appréhension. Au début de Santa, la jeune héroïne apparaît réservée, conformément à ce que semble impliquer l’environnement dans lequel elle évolue, un petit village de campagne. Dans Coqueta en revanche, la jeune Marta se montre plus délurée dès les premiers moments. Elle est présentée comme une pensionnaire dans une des premières séquences du film, où elle se livre à un numéro de danse au milieu des autres collégiennes, ce qui atteste un certain manque de retenue pour lequel elle ne manquera pas d’être réprimandée. Mais si Santa et Marta semblent au départ quelque peu différentes, leur évolution tend au contraire à les rapprocher. Le passage par le cabaret les soumet à des changements spectaculaires, tant en ce qui concerne leur apparence physique que leur comportement, puisque leur exubérance s’affirme de plus en plus.

Le personnage dont le changement est le plus important et le plus révélateur est celui du pianiste aveugle qui nourrit pour la jeune femme une amitié finissant par se transformer en un authentique amour passionnel. Dans le premier film, Hipólito se montre accueillant envers Santa, et les multiples questions qu’il pose au petit garçon qui l’accompagne montrent que son intérêt pour la jeune femme a une authentique dimension charnelle. Il lui demande en effet à plusieurs reprises de la lui décrire, c’est-à-dire de lui rendre à travers les mots la faculté de voir qu’il n’a pas. Mais l’amour que voue le pianiste à Santa se caractérise par sa pureté d’intention, et d’une certaine manière, plus la jeune femme tombe, plus il se rapproche d’elle en lui proposant ses services désintéressés. Bien que Santa soit une prostituée, et que sa fonction la voue à se donner à tous les hommes sauf à lui, le pianiste lui offre un univers de tendre confiance dans lequel elle doit pouvoir s’abriter. Son attitude culmine à la fin du film, alors que Santa a tout perdu : seul le pianiste propose de l’aider et assume les frais de son hospitalisation, au mépris de ses propres difficultés matérielles. Si Santa meurt à la fin du film, c’est sans doute parce que sa chute a été trop loin, mais elle a auparavant retrouvé à travers sa relation platonique avec le pianiste le sens des relations humaines qu’elle semblait avoir perdu au cours du film. Ainsi, ce personnage masculin est caractérisé de la façon la plus positive qui soit, puisqu’il ne tente pas, contrairement aux autres, d’exercer sur Santa une quelconque pression, mais lui donne au contraire tout ce qui est en sa possession sans rien attendre en échange.

La situation est bien différente dans Coqueta. Le pianiste aveugle est cette fois interprété par Agustín Lara, et l’évolution de ses sentiments par rapport à Marta est à l’opposé de ce que l’on observe dans le premier film. Dans les premiers temps, le pianiste se comporte conformément à l’image qu’Hipólito a inaugurée pour ce personnage : alors que Marta fait ses débuts dans le cabaret, il la soutient et la prend sous sa protection. Toutefois, alors qu’Hipólito supportait sans rien laisser transparaître de ses propres sentiments que Santa ait des relations amoureuses avec d’autres hommes, Rubén laisse éclater au grand jour sa jalousie lorsque le patron du cabaret demande Marta en mariage. La situation se complique davantage au moment où Marta et le propre fils de Rubén, Rodolfo, tombent amoureux. La jalousie amoureuse du pianiste explose, jusqu’à la scène finale paroxystique où Rubén, après avoir avoué son amour à Marta dans sa loge, lui tire dessus et la blesse mortellement. Tout comme Hipólito, il avait conscience que la jeune femme ne serait jamais sienne, mais contrairement à lui, Rubén décide finalement de mettre un terme à cette situation de frustration en éliminant l’objet de son tourment.

Entre les deux films, une ligne de continuité et une évolution se dessinent. De nombreux points communs permettent de les considérer comme équivalents sur le plan générique, mais on assiste à un infléchissement de leur tonalité. Le sentiment amoureux se transforme en passion dévorante, qui n’a pour seul but que de se consumer elle-même dans la mort d’un personnage inaccessible au désir de l’autre. Le mélodrame de cabaret, à mesure qu’il se gonfle d’une influence cubaine palpable, tend à se radicaliser, à exhiber son fonctionnement comme mécanique du désir où le corps occupe une large place. En ce sens, la comparaison entre les coproductions mexicano-cubaines au sens strict, et les autres films, situés dans les milieux du cabaret et mettant en œuvres des sonorités et chorégraphies d’inspiration cubaine, est intéressante. Les films de cabaret d’inspiration tropicale forment en effet un ‘«’ ‘ genre ’» à part entière, selon Eduardo de la Vega :

‘Durante le gobierno encabazado por Miguel Alemán (1946-1952), las películas sobre prostitutas y/o cabareteras constituyeron un género que, en términos cinematográficos marcó la época en que el país iniciaba un acelerado despegue rumbo a la modernidad […]. Uno de los requisitos para pertenecer a este grupo fue sin duda la capacidad para dominar las variantes del baile afro-antillano […] 318 .’

Il conviendra de discuter cette désignation générique, en fonction de l’analyse proposée des films.

Notes
318.

Eduardo de la Vega, « Las grandes actrices del cine mexicano », Cinémas d’Amérique latine, 1999, n°7, p. 68.