La liste de films que nous pouvons à présent établir pour constituer le corpus au fondement des analyses de la deuxième partie de ce travail est fondée, en ce qui concerne le mélodrame de cabaret, sur plusieurs critères. Au moment d’aborder concrètement l’apport cubain dans un certain nombre de films, nous avons choisi de ne pas nous limiter aux coproductions proprement dites, mais d’élargir cette notion à celle de coopération cinématographique entre les deux pays. Cela permet de prendre en compte deux séries de films. D’une part, les coproductions authentiques, mettant en œuvre des capitaux et équipes techniques des deux pays. Le plus souvent, pour des raisons essentiellement d’ordre financier déjà abordées, il s’agit de films tournés à Cuba par des Mexicains, dont le traitement technique (développement des négatifs, découpage et montage) se fait au Mexique. Mais nous ne nous limiterons pas seulement à de tels films : nous étudierons également tout un pan de la production cinématographique qui n’est pas composé de coproductions, mais où l’influence cubaine est omniprésente. La plupart du temps, cette présence cubaine dans les films se manifeste de deux façons : par la musique, souvent interprétée par des formations musicales cubaines, et par les actrices principales des films, les fameuses rumberas du cinéma mexicain qui sont en réalité cubaines et mises en avant dans les films en tant que telles.
La chronologie du développement de ces films fait apparaître des différences entre les coproductions au sens strict et au sens large. À Cuba, ce mode de production se manifeste de façon précoce, et culmine dans les années 1950. Or, au Mexique, les mélodrames de cabaret d’inspiration tropicale se développent principalement au cours des années 1940, comme le suggère la périodisation proposée par Emilio García Riera. Il mentionne en effet pour la période 1941-1945 ‘«’ ‘ el pecado, el cabaret y la mujer fatal ’», et pour 1946-1950 ‘«’ ‘ cabaret y arrabal’ 319 ». Le fait que ces catégories génériques – ou thématiques – disparaissent par la suite suggère que leur importance décroît. On passe ainsi pour 1951-1955 à ‘«’ ‘ el cine y el pecado ’(los desnudos) », catégorie qui n’entre pas dans le champ de notre analyse. La figure de la rumbera s’impose ainsi au Mexique au cours des années 1940, comme la précise David Ramón dans un ouvrage consacré à la carrière de Ninón Sevilla :
‘El cine mexicano de la edad de oro en sus películas perfecciona, sintetiza y mitifica un género de baile popular: el tropical […]. Esta es una parte importante de la cultura popular y del folklore urbano, y se convierte, a partir de los cuarenta, en parte esencial del cine mexicano, aunque, por supuesto, tiene sus antecedentes en la década inmediatamente anterior […]. María Antonieta Pons entroniza la rumba y se constituye como la rumbera paradigma del cine mexicano durante la mayor parte de la década de los cuarenta, su imagen fílmica impone y define la figura rumbera 320 .’Si la filiation avec la tradition mexicaine du mélodrame de cabaret mettant en scène des prostituées – depuis notamment Santa et La Mujer del puerto – est rappelée, les films de rumberas mettent en place un code de représentation et un univers original. Carlos Monsiváis souligne que le surgissement du personnage de la danseuse de rumba, s’il doit être replacé dans cette tradition cinématographique, est néanmoins à l’origine d’une profonde modification dans le mode de représentation des personnages féminins, et en particulier des prostituées. Il s’agit d’un point très important sur lequel nous revenons longuement en abordant le traitement des figures féminines dans les films 321 :
‘De hecho, dos de los emblemas del cambio de mentalidad son la prostituta en su dimensión de ‘ángel caído pero trepidante’, y el ama de casa en su vertiente de santa prescindible. Ninón Sevilla [...] es la Vamp que no pudo darse en los años veinte y es la imagen apoteósica de la Querida, aquella que no confiere respetabilidad pero sí prestigio 322 .’Cela signifie que ce personnage n’est pas exactement équivalent de celui des prostituées traditionnelles du cinéma mexicain : la rumbera surgit à un moment où l’histoire du cinéma national le lui permet, c’est-à-dire dans les années 1940, et sous l’impulsion de danseuses-comédiennes d’origine cubaine. La plupart d’entre elles sont d’ailleurs parties travailler au Mexique parce que Cuba leur offrait des perspectives de carrière plus limitées, ce qui confirme l’importance de l’état de la production dans chaque pays. María Antonieta Pons et Rosa Carmina ont suivi – puis épousé – Juan Orol sur la voie du cinéma mexicain 323 ; Ninón Sevilla a suivi le même chemin, comme le rappelle Fernando Muñoz Castillo 324 .
La contribution des danseuses cubaines à l’émergence d’une esthétique cinématographique nouvelle est indéniable, et David Ramón souligne qu’elle dépasse de loin la simple dimension ornementale liée à la musique et aux chorégraphies : les mélodrames de cabaret surgissant dans les années 1940 au Mexique, et trouvant leur prolongement à Cuba dans la décennie suivante, mettent en place une relation privilégiée entre la musique, les tropiques et l’exotisme :
‘En los melodramas cabaretiles la protagonista es una bailarina […] y si bien […] el cine mexicano seimpre pretende ser erótico, muchas veces esto se diluye en lo erótico musical. El cine erótico y el cine musical son dos géneros de nuestro cine que la mayoría de las veces converge en un híbrido 325 .’Nous ne discuterons pas ici de l’emploi du terme ‘«’ ‘ genres ’» pour désigner des phénomènes aussi différents que l’érotisme et la musique, mais il convient de souligner que les films de rumberas forment une catégorie à part dans l’histoire des genres du cinéma mexicain, à tel point que Fernando Muñoz Castillo a inventé pour les désigner le terme de ‘«’ ‘ tropicosas’ 326 » : notre étude cherchera à montrer leur originalité par rapport au cinéma mexicain traditionnel, signe de l’influence cubaine.
Nous pouvons ainsi dresser une liste de films dont nous proposerons une analyse détaillée fondée sur une série de points précis, à la fois d’ordre thématique et esthétique. Ces films seront l’outil de base de notre analyse, ce qui ne nous interdira pas toutefois de recourir à d’autres exemples ponctuellement pour confirmer ou réfuter certaines observations.
Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, p. 10-11.
David Ramón, Sensualidad, las películas de Ninón Sevilla, Mexico, UNAM, 1989, p. 19-22.
Voir 2. 3. La femme fantasmée du mélodrame.
Carlos Monsiváis, « El fin de la diosa arrodillada », Nexos, Mexico, février 1992, p. 80.
Voir Eduardo de la Vega, Juan Orol.
« En el año de 1942 debutó profesionalmente como bailarina e intérprete además de la canción cubana, en el Teatro Municipal de la Comedia, de la ciudad habanera. Después pasó al Teatro Nacional, continuando allí los éxitos obtenidos en la escena de su debut. Posteriormente se presentó en el lujoso Hotel Sevilla […]. En septiembre de 1946 vino a nuestro país donde se puso bajo la dirección de buenos maestros de ballet, con objeto de perfeccionar su arte, no tardando en ser contratada por Pedro A. Calderón, para figurar en sus películas. », Unomasuno, Mexico, 23 novembre 1996, p. 6.
David Ramón, op. cit., p. 18.
Fernando Muñoz Castillo, « Diosas tropicales/ y II », Unomasuno, Mexico, 15 juillet 1995, p. 6.