III A. Traitement de l’histoire cubaine

En ce qui concerne le Mexique comme Cuba, et bien d’autres cinémas nationaux à l’origine, outre les scènes de la vie quotidienne prises sur le vif, le fait historique ou politique occupe au départ une place importante dans la production des films. De plus, pour ces deux pays, la perméabilité de la frontière s’exhibe dès les premiers temps, puisque le cinématographe introduit par Gabriel Veyre, représentant de la maison Lumière, est arrivé à Cuba après être passé par le Mexique. Le système de tournage et de diffusion de l’époque explique ainsi que les premiers films vus à Cuba aient représenté des scènes mexicaines. Raúl Rodríguez raconte en effet :

‘la mañana del viernes 15 de enero de 1897 atracó en el puerto de La Habana, procedente de Veracruz, México, el vapor Lafayette: en él venía un viajero […], Gabriel Veyre; su cargo, representante de la Casa Lumière. Con él llega a Cuba el cinématógrafo, que en agosto de 1896 había estrenado en México el propio Veyre 327 .’

Quant au contenu des premiers films projetés, María Eulalia Douglas signale qu’il s’agit de films mexicains : ‘«’ ‘ El cinematógrafo Lumière exhibe dos vistas filmadas por Veyre en México: ’ ‘Un duelo a pistola en México y Carga de los rurales en México’ ‘, que se convierten en los primeros filmes latinoamericanos exhibidos en Cuba’ ‘ 328 ’ ‘. »’

Du côté mexicain, Aurelio de los Reyes précise que la diffusion des premiers films tient à la nature même de l’appareil envoyé sur le nouveau continent par les frères Lumière. Il s’agit d’une caméra faisant en même temps office de projecteur, ce

qui explique la rapidité avec laquelle les nouvelles vues enregistrées sur la pellicule pouvaient être diffusées dans un pays, mais aussi d’un pays à l’autre. Il brosse le tableau des premiers temps du cinéma au Mexique en ces termes, montrant comment les films diffusés s’enrichissent progressivement des images prises dans les différents lieux parcourus :

‘La première séance publique de cinéma a eu lieu le vendredi 14 août 1896 […] au cœur de Mexico; on y a projeté Arrivée d’un train en gare, Montagnes russes, Partie d’écarté, Repas de bébé, Sortie des usines Lumière à Lyon, L’Arroseur arrosé, Démolition d’un mur et Baignade en mer 329 .’

Les premiers films diffusés au Mexique ont été tournés en France par les frères Lumière, ce que ne manque pas de rappeler l’historien du cinéma mexicain en précisant que les premiers films diffusés dans son pays n’avaient rien de mexicain, à part les salles et le public. Mais rapidement, des vues sont tournées au Mexique, mettant en scène des sujets plus locaux, comme Grupo en movimiento del general Díaz y de algunas personas de su familia, Escena en el canal de la Viga ou encore El general Díaz paseando por el bosque de Chapultepec, également cités par Aurelio de los Reyes. Il précise ensuite que ces films étaient projetés à Mexico parce que Veyre était venu au Mexique avec les fameux ‘«’ ‘ projecteurs-caméras ’», lui permettant à la fois de produire les films et de les diffuser. Aurelio de los Reyes écrit : ‘«’ ‘ Le 9 janvier 1897, ils donnaient leur dernière séance, car ils partaient le lendemain pour La Havane’ 330 . » Ainsi, lorsque Veyre débarque à Cuba, il apporte avec lui les images fraîchement tournées au Mexique, auxquelles il ajoutera bientôt des films tournés dans l’île. Cela montre la mise en place dès les origines d’une forme de communication cinématographique entre le Mexique et Cuba.

Une fois le cinéma devenu parlant, et constituant un enjeu économique et culturel de taille, les Mexicains ne laissent pas d’afficher un certain intérêt pour les thèmes cubains, surtout dans le cadre des coproductions entre les deux pays, qui se doivent de mettre en scène des éléments autochtones pour séduire leur public. Des épisodes de l’histoire cubaine sont mis en scène dans les films, leur servant de toile de fond ou contribuant de façon plus profonde à alimenter l’intrigue. Les références historiques concernent diverses périodes, allant du XIXesiècle à l’indépendance du pays.

Le film María la O, tourné en 1947 par Adolfo Fernández Bustamante, metteur en scène mexicain, met en scène la société havanaise du milieu du XIXesiècle, ce qui lui permet en outre d’illustrer les conflits et préjudices raciaux de l’époque. Il s’agit d’un mélodrame se présentant à la fois comme une reconstitution historique et comme la mise en images d’une histoire d’amour entre une mulâtresse et Fernando, fils d’un riche propriétaire terrien. Mais le cloisonnement des films n’est que très relatif. La mise en scène du conflit entre les communautés blanche et noire, dont l’importance est fondamentale dans l’économie narrative et dramatique de cette œuvre, la rapproche des productions représentant des éléments de la culture cubaine, et en particulier ce qui a trait aux coutumes et traditions afro-cubaines. Nous pouvons constater que le metteur en scène choisit précisément de replacer ces pratiques dans un contexte historique lointain, comme pour montrer peut-être qu’elles sont désormais révolues.

Plus ancien, le film de Juan Orol Siboney mêle lui aussi intrigue mélodramatique et représentation d’un épisode de l’histoire cubaine. Le film commence également au milieu du XIXesiècle, et revient sur le problème de l’esclavage et des injustices commises contre les Noirs dans le pays. Le héros, incarné par Orol lui-même, est le fils d’un riche propriétaire terrien dérogeant à sa classe car il pourfend les comportements iniques de ses semblables envers les Noirs qui lui en sont bien entendu très reconnaissants. Cette représentation historique culmine à la fin du film, où la mise en scène de la lutte d’un homme riche pour l’émancipation des Noirs s’articule à la figure emblématique de la libération des esclaves à Cuba : Carlos Manuel de Céspedes. Maryse Roux en rappelle les circonstances :

‘Le 10 octobre [1868], Carlos Manuel de Céspedes déclarait ‘Cuba libre’ dans le batey de sa plantation la Demajagua […] et donnait la liberté à ses esclaves. Ceux-ci, comme dans les cas similaires qui se produiront, formèrent avec les petits paysans soulevés, et les quelques planteurs ‘éclairés’ à la tête de la rébellion, l’armée des mambis 331 .’

Étant donné le contexte particulier servant de toile de fond au film, le metteur en scène-héros s’arroge un rôle particulièrement valorisant. Mais son engagement final aux côtés de Céspedes et de ses troupes est motivé par ses mésaventures amoureuses, et là encore, l’intrigue mélodramatique semble présider aux choix des personnages face à l’histoire.

Un dernier film servira à illustrer comment l’histoire cubaine est mise en scène dans le cadre des coproductions. Il s’agit de La Rosa blanca, qui occupe une place particulière car il s’agit d’un film dont la réalisation a été programmée par les autorités dans le cadre des commémorations du centenaire de la naissance du héros de l’indépendance cubaine José Martí, en 1953. L’équipe mexicaine mobilisée pour le tournage montre qu’il s’agissait d’un projet réellement ambitieux sur le plan esthétique. On trouve en effet à la réalisation Emilio Fernández, un des cinéastes les plus reconnus de son pays, spécialisé dans des mélodrames ayant pour toile de fond la révolution mexicaine, dont il finit par créer une véritable mythologie, avec ses personnages, ses espaces, et sa manière particulière de filmer. Julia Tuñón écrit à son sujet :

‘Au-delà de la beauté des prises de vue, de la banalité de son discours, de l’archaïsme dont nous semblent aujourd’hui affectés ses films, Fernández a, un jour, représenté le Mexique, il est le responsable, en grande part, de l’idée que le monde se fait de ce pays et peut-être – cela reste à analyser – de celle que les Mexicains se font d’eux-mêmes 332 .’

Les Cubains ont donc eu recours à une personnalité cinématographique qui a su mettre en valeur les spécificités nationales du pays voisin, du moins telles que lui-même les envisageait. Pour réaliser La Rosa blanca, Fernández travaille avec son chef opérateur habituel, qui lui a donné d’excellents résultats plastiques dans ses films précédents : Gabriel Figueroa. L’association des deux hommes de cinéma dans le projet de La Rosa blanca ne manque pas de déboucher sur un authentique mélodrame, dont le rapport à la représentation de l’histoire est d’autant plus problématique que l’on touche ici, à travers la figure de José Martí, à un sujet très sensible à Cuba.

Notes
327.

Raúl Rodríguez, Op. Cit., p. 27.

328.

María Eulalia Douglas, Op. Cit., p. 9.

329.

Aurelio de los Reyes, « Le Muet », Le Cinéma mexicain, p. 71.

330.

Ibid.

331.

Maryse Roux, Cuba, Paris, Karthala, 1997, p. 63.

332.

Julia Tuñón, « Emilio Fernández : un regard derrière les grilles », Le Cinéma mexicain, p. 216.