III B. Traitement de phénomènes culturels cubains

Outre les films se plongeant dans l’histoire cubaine pour en donner une image, d’autres coproductions s’intéressent à la culture et à la société cubaines, selon deux orientations principales : le traitement de motifs afro-cubains et la représentation des rapports entre la ville et la campagne, déjà mis en lumière à propos des films de cabaret. Dans ces films, une place relativement grande est faite aux manifestations de la culture afro-cubaine, à travers plusieurs exemples.

Le film Mulata tourné en 1954 par Gilberto Martínez Solares, retrace l’histoire d’amour de la mulâtresse cubaine Caridad (Ninón Sevilla), et du marin mexicain Martín (Pedro Armendáriz). Ce film met en scène les rites religieux de la santería, la religion afro-cubaine fondée sur un syncrétisme entre des divinités africaines et catholiques. Cela se traduit dès le début par la scène de la bénédiction d’une petite fille à l’aide d’un poulet, ou encore la scène où l’héroïne se met à danser un bembé au milieu d’un groupe de Noirs. Dans ce film, l’actrice Ninón Sevilla porte un maquillage sombre, censé la rattacher à la communauté noire et à ses pratiques. Ce film est l’un des rares cas de notre corpus où la censure s’est montée particulièrement virulente, en particulier à cause de la scène du bembé, qui a d’ailleurs poussé le metteur en scène à s’expliquer dans une ‘«’ ‘ advertencia ’» placée au début du film 333 . Il justifie cette scène en expliquant que cette danse n’a rien d’immoral, car elle est pratiquée comme un rite religieux où les danseurs n’ont aucune intention de choquer. Ainsi, le fait de porter à l’écran des pratiques rituelles afro-cubaines n’est pas sans poser de problèmes.

Les films mettant en scène ces rituels ont une caractéristique esthétique les rapprochant de l’ensemble de la production étudiée, qu’il s’agisse des films de cabaret ou des autres :le recours à la musique et à la danse, qui occupe dans le cas des œuvres faisant référence à l’univers afro-cubain une place prépondérante. Toutefois, il ne s’agit plus ici de rumba ou de boléro, mais d’un autre type de musique cubaine, que Maya Roy baptise ‘«’ ‘ musiques rituelles ’» :

‘Cuba est l’un des pays où les cosmogonies africaines, les rituels et pratiques culturelles qui leur sont liés restent extrêmement vivants. Cet héritage africain imprègne toute la culture cubaine, au-delà même de la population concernée par les différents cultes […]. Dans ce contexte, la musique (instruments, chants et danses) est un véritable langage […]. Moyen de communication privilégié avec les divinités, elle implique la participation collective active des présents, visibles ou invisibles. Chaque rythme exécuté par les tambours intervient dans un contexte défini, avec une fonction et des objectifs donnés, selon un rituel précis 334 .’

Elle souligne ainsi l’importance stratégique de la musique dans les pratiques religieuses que les films mettent en scène, s’attardant complaisamment sur les mouvements des corps au son des percussions, qui en sont le support fondamental.

Mais Mulata ne se limite pas à la mise en scène de ces pratiques, et rejoint d’autres films dont nous avons dégagé les caractéristiques. Cette œuvre dessine la trajectoire de son héroïne de la campagne vers la ville, avec tous les changements que cela implique. Par ailleurs, il s’agit également d’un film de cabaret, puisque Caridad passe au cours du film de pratiques chorégraphiques liées au départ à la religion, à d’autres pratiques, même si une voix off tente malgré tout de les relier à sa spiritualité.

Une caractéristique de ces films tient au fait qu’ils présentent leurs héroïnes comme des femmes pour lesquelles l’attirance du rythme est irrésistible. Dans Mulata, Caridad se montre fascinée par la musique du bembé à tel point qu’elle finit par rejoindre le groupe de danseurs. Un cas similaire se présente dans Sandra, la mujer de fuego, tourné en 1952 par Juan Orol avec Rosa Carmina dans le rôle titre. Le film se construit sur une trajectoire inverse de celle de Mulata. Il s’agit en effet de l’histoire de Sandra, danseuse de cabaret de La Havane qui épouse un homme riche afin de satisfaire ses ambitions. Ce mariage se révèle être un échec, et Sandra suit son époux dans sa plantation pour lui demander des explications. C’est alors qu’elle connaît la révélation de cette musique particulière, fondée uniquement sur des percussions, et donc fort différente de celle à laquelle elle était habituée sur le plan professionnel. Dans son cas comme dans celui de Caridad, elle ne peut visiblement pas résister à l’attraction que ces rythmes endiablés exercent sur elle. Une nuit, alors qu’elle est seule dans sa chambre, les paysans de la propriété commencent à jouer dans le jardin. La séquence est montée en champ-contre champ, alternant des plans des musiciens et de la jeune femme qui fait les cent pas. Cette fascination exercée par la musique est d’ailleurs explicitement posée par la voix off, qui insiste sur la chaleur ambiante… Finalement, n’y tenant plus, Sandra quitte sa chambre pour danser au milieu des paysans.

Enfin, les films cherchent également à donner une certaine image de la société cubaine. Le monde du cabaret s’impose dans presque tous les films. Ce parti pris engage toute une vision de la société s’incarnant à travers une opposition claire entre la ville et la campagne, chacune étant dotée de son propre mode de fonctionnement et de ses valeurs. Les deux espaces sont représentés de façon antagonique, et lorsque l’on assiste au passage d’un personnage de l’un à l’autre, cela entraîne des modifications de son comportement et bien souvent de ses valeurs. Ainsi, le plus souvent, la jeune femme amenée à faire ce parcours de sa campagne originelle à la ville – le parcours inverse étant plus rare, bien que pas complètement absent – perd son innocence, en particulier à travers son inévitable passage par le cabaret qui la conduit progressivement à se débarrasser de toute pudeur, voire à adopter un comportement cynique dont Aventurera propose sans doute le plus magistral exemple.

Cela permet d’aborder un point d’une importance fondamentale pour l’étude de ces films : le traitement des figures féminines. Il s’agit d’une question qui se manifeste à tous les niveaux. Les femmes passant d’un espace à l’autre sont soumises à un certain nombre de changements, la plupart du temps fort spectaculaires. Or, on ne peut pas en dire autant des hommes qui, même lorsqu’ils sont amenés à changer d’environnement, ne connaissent pas les mêmes métamorphoses.

Pour illustrer cette idée, nous pouvons nous appuyer sur El Derecho de nacer, tourné en 1951 à partir du feuilleton radiophonique à succès de Félix B. Caignet. Dans ce film, le héros, fils illégitime d’un riche héritière, est élevé à La Havane par une nourrice noire l’ayant sauvé d’une mort certaine. Devenu médecin, il fréquente une jeune fille de bonne famille, et le fait que sa ‘«’ ‘ mère ’» soit noire ne manque pas de poser des problèmes. Or, il choisit de résister aux pressions sociales et d’assumer sa situation, là où les femmes se jettent la plupart du temps à corps perdu dans ce nouveau monde, dont elles sont bien souvent promptes à adopter les codes, même si elles ne le font qu’en surface. Il semble bien que seul un homme soit finalement capable de faire face ouvertement à la société. Ce traitement différencié des images masculines et féminines fera l’objet d’un point spécifique, car il semble très révélateur des contenus implicites véhiculés par les films que nous tentons de mettre en lumière, en nous interrogeant notamment sur la nature de la réalité mise en scène, où le travail opéré par les structures mélodramatiques joue un rôle de premier ordre.

Notes
333.

Cette question est traitée plus en détail dans notre troisième partie. Voir 3. 2. 2. 1.

334.

Maya Roy, Musiques cubaines, Paris, Cité de la musique/Actes Sud, 1998, p. 21-25.