Le fait d’étudier les relations entre Cuba et le Mexique dans le cadre du mélodrame permet de confirmer et d’illustrer certaines des hypothèses avancées précédemment. Tout d’abord, en prenant en considération des metteurs en scène mexicains ayant choisi de tourner leurs films à Cuba, le modèle dramatique en termes de genre est bien mexicain, et l’apport cubain se situe ailleurs, dans des motifs esthétiques ou thématiques permettant de réinvestir les mécanismes du mélodrame mexicain d’une façon originale. Cette forme de coproduction entre les deux pays, qu’elle soit formellement considérée comme telle ou non, fait émerger un corpus de films cohérent, présentant des caractéristiques esthétiques et formelles particulières, à partir du cadre générique formé au Mexique.
Par ailleurs, ces films sont emblématiques d’une des caractéristiques majeures du mélodrame : la mise en œuvre d’une mécanique du désir à l’écran. Il s’agit d’un élément important, fonctionnant à l’intérieur des films eux-mêmes, c’est-à-dire dans leur configuration narrative et dramatique. L’observation de ce corpus permet de penser que faire des films à Cuba est aussi pour les metteurs en scène l’occasion de laisser libre cours à leurs propres fantasmes, trouvant dans l’île caribéenne un espace privilégié d’expression. Si les films proposent au spectateur une certaine image de Cuba, dont ils s’attachent à porter à l’écran des éléments thématiques et culturels déterminés, on peut également voir dans ces films l’expression d’une vision particulière des réalisateurs eux-mêmes. L’intérêt pour Cuba n’est pas seulement de nature commerciale ou culturelle : il semble bien qu’il soit aussi l’occasion de mettre en images des préoccupations bien plus personnelles, au cœur de ce que les films donnent à voir. En ce sens, il n’est pas anodin que la forme générique privilégiée de ces coproductions soit le mélodrame : outre ses avantages en termes de succès public, c’est principalement en tant que forme intrinsèquement liée au désir qu’il attire notre attention ici. Ce genre permet, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, d’insister sur certains éléments occupant une large place dans nos observations.
L’idée que Cuba incarne la quintessence de l’atmosphère ‘«’ ‘ tropicale ’» revient très fréquemment, aussi bien dans les films que dans les discours des metteurs en scène. Or, cette ‘«’ ‘ tropicalité ’», qui n’est d’ailleurs jamais définie en termes clairs, est systématiquement accompagnée par un élément qui semble être son corollaire naturel : la sensualité. Le fait de découvrir dans un paysage et la population qui l’habite un mode de vie original, où le corps s’affirme et s’affiche dans toute sa naturalité, n’est pas nouveau, et S. M. Eisenstein en avait lui-même fait l’expérience en tournant au Mexique un épisode de Qué viva México. Il décrit cette découverte de façon particulièrement poétique dans ses mémoires :
‘Les tropiques répondaient à une sensualité somnolente[…].Il n’est pas question de comparer Eisenstein et un cinéaste comme Juan Orol en termes de résultats cinématographiques, car l’œuvre du premier est sans commune mesure avec celle du second sur le plan qualitatif. Pourtant, ils ont en partage cette fascination pour ce qu’ils considèrent comme ‘«’ ‘ tropical ’», non seulement parce qu’ils en font un objet cinématographique sur lequel leur caméra va longuement s’appesantir, mais aussi parce qu’il est clair que tous deux ont fait, en tournant leurs films dans ce cadre, une expérience personnelle qui a été en quelque sorte une révélation : la découverte de la jouissance esthétique du corps, projetée au centre de leur création.
Le cas d’Orol est particulièrement significatif de ce processus, comme le souligne son biographe Eduardo de la Vega :
‘Para Orol, el trópico era propicio para desencadenar angustias sexuales reprimidas y la atmósfera ideal para que sus personajes femeninos bailaran muchos números afroantillanos. Lo demás eran apenas variantes mínimos de su primitivísima y muy personal idea de las relaciones eróticas 336 .’Cette analyse est conforme à l’idée que l’intérêt de Cuba pour les cinéastes étrangers qui en font le théâtre de leurs films est fondé sur deux éléments : d’une part les avantages en termes de commercialisation des films – la présence de la musique et de la danse est en ce sens significative – et d’autre part un attrait plus personnel de la part du réalisateur pour qui le fait de tourner à Cuba est l’occasion de mettre en œuvre l’image particulière qu’il se fait des ‘«’ ‘ tropiques ’», et de la sensualité supposée y régner.
Pour en finir avec l’exemple d’Orol, cela lui permet de mettre en place une véritable esthétique personnelle, recoupant largement les traits mis au jour. Choisir de tourner à Cuba est pour lui l’occasion de mettre en œuvre des pratiques génériques déjà éprouvées au Mexique, mais aussi d’imposer sa propre vision de Cuba : dans le cas de la danse, elle atteste une fascination pour ce qui est un trait authentique de la culture cubaine, mais elle est aussi un véhicule privilégié de l’expression de la sensualité toute tropicale qu’il croit découvrir à Cuba et qu’il développe dans ses films. En ce sens, Cuba apparaît bien comme l’espace du fantasme à l’œuvre. Eduardo de la Vega rapporte les paroles d’Orol : ‘«’ ‘ En Cuba, donde conocí a María Antonieta Pons, mi pareja de baile en los cabarets, adopté un nuevo estilo, alegre, tropical’ ‘ 337 ’ ‘. ’» Le vocabulaire employé montre comment le fait de travailler à Cuba permet l’émergence d’une esthétique particulière, mais en même temps, la naïveté et l’imprécision des termes suggère qu’Orol retient de Cuba la projection de ses propres fantasmes davantage qu’une quelconque réalité. Il s’agit d’une caractéristique de sa production cubaine qui ne va plus le quitter, comme le confirme encore Eduardo de la Vega : ‘«’ ‘ En 1952, Orol se despachó dos películas ‘tropicalistas’ que seguían proponiendo a Rosa Carmina como ejemplo de la mujer caribeña atractiva y fogosa’ 338 . » Autrement dit, même quand sa muse a changé, il continue de privilégier des actrices cubaines, dont il fait au passage également des danseuses, ce qui illustre à quel point la féminité et la sensualité caribéennes fonctionnent pour lui comme un cliché, qu’il peut répéter à l’envi tout au long de sa production cinématographique.
Ainsi, dans le cadre des relations entre le Mexique et Cuba, le mélodrame présente une tension constante et jamais véritablement résolue entre ses prétentions réalistes d’une part, et la recréation permanente de la réalité qu’il re-présente, c’est-à-dire qu’il retravaille. En ce sens, l’intervention du fantasme des metteurs en scène est primordiale, et permet d’expliquer bien des passages des films. Si le mélodrame est construit sur une perpétuelle tension entre la surface, ce qui apparaît directement à l’image, et le fond, c’est-à-dire tout un discours autre affleurant sous les apparences, l’analyse du corpus doit être riche d’enseignements. Le mélodrame y trouve un lieu d’expression particulièrement adapté, selon l’élément de définition proposé par Lise Frenkel :
‘Le mélo, c’est l’expression de l’inconscient collectif, l’expression de toute une société dans tout ce qu’elle a de plus régressif. C’est le domaine du tabou […]. La différence entre le film psychologique réaliste et le mélo, c’est que, dans le premier, les personnages sont capables de s’analyser, tandis que dans le second, ils sont emportés, figés dans une fatalité qui est celle de l’inconscient collectif 339 .’Le corpus choisi nous poussera à aller plus loin encore dans ce sens : si l’inconscient collectif travaille dans ces films, il semble que c’est avant tout le désir du metteur en scène qui impose ses propres motifs et engage ainsi sa production sur la voie du mélodrame dont c’est un des traits définitionnels.
S. M. Eisenstein, Mémoires, Paris, Julliard, 1989, p. 44-45.
Eduardo de la Vega, Juan Orol, p. 54-55.
Ibid, p. 38.
Ibid., p. 54.
« Qu’est-ce que le mélo ? Table ronde du XIe C.I.C.I. », Les Cahiers de la cinémathèque (dossier sur le mélodrame au cinéma), Cinémathèque de Toulouse, n°4, 1971 (pages non numérotées).