I. Analyse structurelle

I A. Des catégories sociales et morales incarnées par les personnages

Le mélodrame se présente comme fondamentalement axiologique dès la mise en place de son système des personnages. Dans le schéma proposé pour illustrer l’articulation entre les personnages, il apparaît que la position de la victime se définit par rapport à une ‘«’ ‘ injustice ’» commise contre elle. Or, poser cette notion implique en contrepartie l’existence d’une ‘«’ ‘ justice ’» qu’il va falloir rétablir, et donc d’un système de valeurs régissant les rapports entre les personnages, et la manière dont chacun d’eux se situe sur l’échelle des valeurs dictant et qualifiant leurs conduites. Ce constat permet de redéfinir tout le système des personnages du mélodrame dans le cadre de cette lutte entre des forces représentant le ‘«’ ‘ bien ’» et d’autres s’évertuant à faire triompher le ‘«’ ‘ mal ’». La trajectoire effectuée par la victime est emblématique : plongée dans une lutte souvent inégale, son destin peut être pensé le plus souvent en termes de chute et/ou de rédemption, selon la nature du dénouement, qui permet dans tous les cas de relégitimer les valeurs du corps social dominant. Le mode de fonctionnement du système des personnages autorise à lire le mélodrame à la lumière des codes sociaux mis en scène, dont les différents intervenants actualisent telle ou telle tendance. La construction et la caractérisation des personnages ne fonctionnent pas ‘«’ ‘ à vide ’», c’est-à-dire sans la présence en toile de fond des valeurs de la société dont ils dépendent étroitement.

Silvia Oroz souligne l’imbrication entre les personnages, les péripéties de la narration et les valeurs sociales dans le mélodrame, comme dans l’ensemble des produits de l’industrie culturelle de masse :

‘La relación acción-personaje será la que explicitará la idea propuesta por la historia contada. La formación del arquetipo de los personajes es una característica de la producción cultural, pues a través de ello se imprime, con absoluta claridad, la moral social, articuladora fundamental de dicha producción 343 .’

La notion d’archétype est commentée par Julia Tuñón, à partir des analyses de Jung. Elle en souligne le caractère structurel (universel) et les formes ponctuelles (ancrées dans un cadre spatio-temporel précis) : ‘«’ ‘ Jung considera estas estructuras dadas e inamovibles, aunque cada cultura las represente en forma propia, histórica. Las ciencias sociales las piensan como una construcción social y es en este sentido que se analizan aquí, tal y como aparecen en las pantallas mexicanas’ 344 . » Cela lui permet de relier la construction de stéréotypes dans le cinéma mexicain aux catégories sexuelles auxquelles ils renvoient, structurant la compréhension du monde des hommes et des femmes sur le plan de l’inconscient collectif. Cette précision est utile, et évite de confondre trop rapidement, comme le fait Silvia Oroz, les ‘«’ ‘ archétypes ’» d’une part, catégories mentales impossibles à représenter, et leurs actualisations dans des ‘«’ ‘ représentations archétypales ’», qui renvoient davantage à la notion de stéréotype 345 .

La norme sociale telle que les films la mettent en place est à l’origine de toutes les évolutions du récit. La plupart des rebondissements s’effectuent en fonction de la transgression ou de l’acceptation de cette norme. La transgression est nécessaire, elle est au fondement de la dynamique narrative, car sans elle, il n’y aurait pas d’histoire. Elle est donc le premier facteur permettant d’enclencher le cycle des péripéties. Cette situation de prééminence de la norme sociale sur l’intrigue perdure tout au long de la narration car, une fois le récit commencé par un acte de transgression, les événements peuvent s’enchaîner, proposant finalement la représentation des efforts des personnages vers ou contre cette norme. Jean-Loup Bourget affirme qu’elle sous-tend l’ensemble du récit mélodramatique, dont les mécanismes sont selon lui proches de ceux de la tragédie. Ce qui différencie les deux genres tient alors à la nature de l’environnement dans lequel sont plongés les personnages : là où la tragédie affirmait la toute-puissance des dieux, celle de la société est mise en avant dans le mélodrame :

‘Si les ‘ficelles’ du mélodrame sont, avec la même aisance, catastrophiques ou providentielles, le fatum mélodramatique est toujours politique ou social, plus que véritablement métaphysique. Le mélodrame est, en quelque sorte, une tragédie qui serait consciente de l’existence de la société 346 .’

Le mélodrame a bien souvent été considéré comme un genre manichéen, mettant aux prises de façon tranchée des personnages ‘«’ ‘ bons ’» d’un côté et ‘«’ ‘ méchants ’» de l’autre, pour reprendre le titre de l’article d’Anne Ubersfeld. Or, une telle classification paraît fort simplificatrice, car on observe bien souvent des reclassements au sein de chaque groupe, au gré des péripéties et de la modification de la position des personnages par rapport aux valeurs sociales. Ainsi, nous ne pouvons souscrire complètement à l’analyse de Silvia Oroz, lorsqu’elle écrit :

‘Los núcleos del conflicto de las historias dividen binariamente el mundo entre buenos y malos; y para ello se valen de la utilización de arquetipos. Historias-arquetipos son una unidad insoluble ya que no existe uno sin el otro […].
Por ello es que se comprenden temas reiterativos en el género, tales como: la madre soltera, conflictos raciales, los inmigrantes, las enfermedades, la falsa identidad 347 .’

Plusieurs niveaux de la réflexion sur le genre sont confondus dans cette remarque. Si les histoires et personnages sont indissolublement liés dans le mélodrame, au point de ne pouvoir se comprendre sans être articulés les uns aux autres, il semble moins évident de passer de cette considération à une prise en charge générale de la thématique mise en œuvre par le genre. Une imprécision affleure ici : les thèmes dégagés Silvia Oroz peuvent être considérés comme des formes caractéristiques du genre, mais il est toutefois hasardeux de déduire de ces permanences thématiques s’incarnant dans des personnages, que ceux-ci sont tout d’un bloc, et que l’on peut les ranger une fois pour toutes dans la catégorie des buenos ou des malos. Une telle perspective passe complètement sous silence l’ambivalence qui se dégage de nombre de situations mélodramatiques. Ainsi par exemple, il est facile de montrer, pour reprendre l’exemple proposé par Oroz, qu’une madre soltera peut être rangée dans le groupe des buenos, car elle incarne des valeurs sacrificielles envers son enfant largement célébrées par le mélodrame. Mais en même temps, elle n’échappe pas tout à fait à la désignation de mala, précisément du fait qu’elle se retrouve seule avec un enfant, et déroge ainsi aux valeurs familiales elles aussi à l’honneur dans ce genre.

On peut donc dépasser les jugements simplificateurs en précisant la notion d’‘»’ ‘ archétype ’», pour montrer comment les personnages sont souvent caractérisés d’une façon plus ambivalente qu’il n’y paraît au premier abord, précisément parce que leur place par rapport aux normes sociales et morales peut être soumise à des variations parfois considérables.

Notes
343.

Silvia Oroz, op. cit., p. 36.

344.

Mujeres de luz y sombra en el cine mexicano, la construcción de una imagen (1939-1952), Mexico, Imcine, 1998, p. 78.

345.

La distinction est établie par Martín Hahn, dans El Paradigma melodramático en el teatro latinoamericano contemporáneo, Caracas, universidad central de Venezuela, 1997. Il précise : « El melodrama no ha inventado un modelo de conducta o de situaciones. El melodrama ha conjugado una serie de valores arquetipales para establecer un vínculo directo con el espectador que maneja el mismo código. », p. 27-28.

346.

Jean-Loup Bourget, Le Mélodrame hollywoodien., p. 11.

347.

Silvia Oroz, op. cit., p. 82-83.