I B. Signe de l’emprise mexicaine : le mélodrame patriarcal

Si les mélodrames du corpus mettent abondamment en scène des conflits de nature sociale trouvant leur incarnation à l’écran dans des réseaux d’oppositions entre les personnages, l’influence mexicaine sur ce plan apparaît dans un domaine : l’insistance sur les problématiques familiales. L’importance des figures maternelles est considérable, et doit être reliée aux valeurs patriarcales qui sous-tendent ce cinéma. Par ailleurs, l’analyse de la famille dans le cadre des réflexions sur les représentations sociales dans les films est liée au fait que celle-ci est un des piliers de la transmission des valeurs morales d’une société, point sur lequel les sociologues insistent largement, établissant d’emblée une relation entre la famille et le système patriarcal que celle-ci contribue à légitimer et à maintenir. Pour Pierre Bourdieu, la famille est, avec l’école et l’Église, l’une des trois instances permettant la reproduction de modèles sociaux et évitant de les remettre en cause :

‘C’est sans doute à la famille que revient le rôle principal dans la reproduction de la domination et de la vision masculine ; c’est dans la famille que s’impose l’expérience précoce de la division sexuelle du travail et de la représentation légitime de cette division, garantie par le droit et inscrite dans le langage. Quant à l’Église, habitée par l’antiféminisme profond d’un clergé prompt à condamner tous les manquements féminins à la décence, notamment en matière de vêtement, et reproducteur attitré d’une vision pessimiste des femmes et de la féminité, elle inculque (ou inculquait) explicitement une morale familiariste entièrement dominée par les valeurs patriarcales, avec notamment le dogme de l’infériorité foncière de la femme 348 .’

La famille est ainsi l’espace social où se perpétuent les valeurs des groupes désignés par les sociologues comme ‘«’ ‘ dominants ’», c’est-à-dire, dans le cas de la société mexicaine, les groupes masculins qui fondent les normes et modèles en vigueur dans la société. Julianne Burton-Carvajal l’affirme, en voyant dans la famille l’unité sociale où la société patriarcale s’épanouit et se transmet de génération en génération : ‘«’ ‘ El énfasis en la ideología patriarcal, tan caractérístico del melodrama mexicano, se relaciona con la tradicional preeminencia de la familia patriarcal como unidad social y, en última instancia, también política’ 349 . » La fin de la remarque montre comment un lien peut s’établir dans les films entre la représentation de la famille et la transmission d’une idéologie. C’est d’ailleurs l’un des principaux arguments repris par la critique pour souligner la dimension politiquement rétrograde du mélodrame, qui véhicule, sur le plan social et à travers ses représentations familiales, les valeurs d’un groupe prétendument universelles. Ainsi, dans un mémoire consacré au cinéaste mexicain Alejandro Galindo, on peut lire que le cinéma mexicain en général et le mélodrame en particulier donnent une image fidèle de : ‘«’ ‘ los valores pequeñoburgueses sobre los que se fundaba la sociedad a la que ese cine iba dirigido: la propiedad privada, la religiosidad hipócrita, el autoritarismo y el egoísmo’ 350 . »

Martha Vidrio fait du mélodrame maternel une réalité générique à part entière. Partant du cas de Madre querida, à l’origine de l’émergence de la figure maternelle sur les écrans mexicains, elle en pose les caractéristiques : ‘«’ ‘ Se inundaron las pantallas de madres y esposas (las mujeres abnegadas); esposos ausentes y padres autoritarios; amantes volubles (las mujeres malas) y niños tristes (víctimas, como las madres)’ ‘ 351 ’ ‘. ’» Les observations de Martha Vidrio apparaissent quelque peu superficielles, en particulier par rapport à celles formulées par Julianne Burton dans l’article cité. Elle reprend les conclusions formulées par Ana López, selon laquelle le mélodrame familial, traditionnellement considéré par la critique comme mélodrame ‘«’ ‘ maternel ’», devrait plutôt être considéré comme ‘«’ ‘ patriarcal ’» car, bien que fondé sur la mise au premier plan de figures maternelles, le discours social qui sous-tend de tels films vise à maintenir les valeurs patriarcales. Ainsi, la valorisation à l’extrême de rôles maternels depuis le film inaugural de Juan Orol n’est pas en contradiction avec le fait que ces films restent avant tout des véhicules de diffusion des valeurs patriarcales dominantes. En ce sens, Julianne Burton parle d’une ‘«’ ‘ ‘masculinocentrificación’ de casi todas les formas mexicanas de cine-melodrama ’», et considère que l’ensemble de la production mélodramatique mexicaine peut se lire en fonction de la ligne idéologique tracée par le patriarcat, et que regroupe la notion de ‘«’ ‘ melodrama patriarcal, categoría capaz de incorporar a los siguientes subgéneros, entre otros: el melodrama familiar, el melodrama maternal, el melodrama de la prostitución, el melodrama de la revolución, la comedia ranchera, y la comedia no ranchera’ 352 . »

La catégorie ‘«’ ‘ mélodrame patriarcal », ’telle que la définit Julianne Burton, pose néanmoins problème. Sur le plan générique, on peut s’interroger sur la fonctionnalité d’un mode de classement se situant au départ du côté du mélodrame, pour finalement le déborder au point de pouvoir être appliqué à n’importe quel genre. Finalement, on peut se demander si l’ampleur des phénomènes filmiques que Julianne Burton propose de rattacher à cette catégorie de ‘«’ ‘ mélodrame patriarcal ’», c’est-à-dire, si l’on observe la liste qu’elle propose, l’ensemble des catégories thématiques que recouvre la production mélodramatique, n’est pas en réalité tautologique. Si l’on peut ranger toutes les formes de mélodrame sous la désignation ‘«’ ‘ mélodrame patriarcal ’», cela semble signifier que tout mélodrame est, à un degré ou à un autre, ‘«’ ‘ patriarcal ’». Dès lors, cette catégorisation n’a plus aucune fonctionnalité sur le plan de la désignation générique, puisqu’elle fait partie des traits définitionnels du genre. Ainsi, nous souscrivons à cette interprétation, mais nous souhaitons aller encore plus loin, en poussant ses conclusions jusqu’à leurs extrêmes conséquences : si le ‘«’ ‘ mélodrame patriarcal ’» est une catégorie pouvant être appliquée à toutes les formes de mélodrame, cela signifie que le mélodrame est, par essence, patriarcal, tant dans ses représentations sociales en général que dans sa mise en scène de la famille. En ce sens, nous nous rapprochons de la conception de Julia Tuñón, qui souligne que la famille est l’instance de régulation des conduites sociales qui sous-tend l’organisation du mélodrame mexicain :

‘La familia es una institución compleja que atañe a la esfera económica, social, ideológica y psicológica y que afecta tanto a los temas de la sociedad en su conjunto como de los individuos en particular. Se trata de una instancia intermedia entre los unos y la otra, por lo que se ha considerado la unidad básica de la organización social. Lo es del melodrama fílmico mexicano 353 .’

L’identification de la composante patriarcale du mélodrame mexicain dans sa construction des représentations sociales et familiales semble être bien davantage qu’un simple élément thématique de la définition du genre. La composante sociale des films, fondée sur une vision androcentrique du monde, fait partie de la définition du genre, et les infléchissements observés en ce sens sont hautement signifiants sur le plan de l’évaluation générique des films. Pour le critique et historien du cinéma mexicain Jorge Ayala Blanco, l’élément familial est une matrice fondamentale du cinéma mexicain, dont il dicte les représentations au-delà des clivages génériques :

‘Las películas sobre la familia constituyen el género más retrógrado que ha creado el cine mexicano.
Poco importa que sus representantes sean escasos. Su influencia es enorme. Viene a ser un tronco original. Es la base de las relaciones humanas y la actitud moral del cine mexicano. Las ramificaciones y bastardías que favorece abarcan la mayor parte de la producción subsiguiente. A él se acogen los demás géneros cuando incurren en sus dominios. De él proceden personajes y temas que se desarrollarán después con semejante éxito comercial 354 .’

La famille est l’un des piliers du discours et des représentations mélodramatiques dans le cas du Mexique, mais cette situation se modifie lorsque l’on considère le corpus de films cubains et mexicano-cubains. Les représentations familiales ne sont pas complètement absentes des films, et les valeurs patriarcales continuent de remplir une fonction normative, dictant aux personnages leur conduite en érigeant les normes à suivre. Même en passant par Cuba, le mélodrame reste fondamentalement patriarcal dans la façon dont il structure le rapport des personnages au monde et des personnages entre eux. Toutefois, une différence se fait sentir en ce qui concerne la représentation de scènes familiales à l’écran. Si celles-ci étaient suffisamment nombreuses dans le mélodrame mexicain pour configurer une modulation thématique, dans les films tournés à Cuba ou ayant Cuba pour toile de fond, de telles représentations tendent à disparaître, ou, tout du moins, à diminuer 355 , la présence de la famille et des valeurs patriarcales se fait plus diffuse. Elle fonctionne davantage sur le plan idéologique et social, sans passer nécessairement par une représentation directe de cellules familiales. D’ailleurs, lorsque celles-ci sont directement représentées, elles constituent un élément de la narration, permettant de comprendre l’articulation du système des personnages, mais elles ne sont plus le point d’attraction autour duquel tourne l’ensemble du film.

Le centre d’intérêt s’est déplacé dans les mélodrames du corpus : on peut dès lors s’interroger sur la part des metteurs en scène et de leur intérêt pour Cuba dans ce phénomène. En effet, en étudiant certains éléments spécifiques des représentations sociales et familiales dans les films, on voit que la prééminence de la famille ne perdure que dans la partie du corpus composée de films tournés par des Mexicains dans leur propre pays. Les autres choisissent au contraire de mettre ces problématiques entre parenthèses, pour prendre en charge d’autres phénomènes qui ont en quelque sorte volé la vedette aux structures traditionnelles, même si celles-ci continuent d’engager toute la vision du monde et des conduites à tenir des personnages.

Notes
348.

Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris Seuil, 1998, p. 92-93.

349.

Julianne Burton-Carvajal, « La Ley del más padre: melodrama paternal, melodrama patriarcal y la especificidad del ejemplo mexicano », Archivos de la filmoteca, 1994, n°16, p. 54.

350.

Francisco Martín Peredo Castro, Alejandro Galindo en el cine mexicano, Tesis de licenciatura en Ciencias de la Comunicación, Mexico, UNAM, 1989, p. 32-33.

351.

Martha Vidrio, El Goce de las lágrimas, el melodrama en el cine mexicano de los años treinta, p. 28.

352.

Julianne Burton-Carvajal, op. cit., p. 63 et 55.

353.

Julia Tuñón, Mujeres de luz y sombra en el cine mexicano, la construcción de una imagen, 1939-1952, p. 123.

354.

Jorge Ayala Blanco, « La familia », La Aventura del cine mexicano, Mexico, ERA, 1979, p. 54.

355.

La seule exception à cette règle est constituée par les films tirés de feuilletons radiophoniques, comme c’est le cas de El Derecho de nacer dans notre corpus. Le titre même du film montre que le problème de la filiation est au cœur de l’intrigue, en même temps qu’il met l’accent sur le problème des enfants. Dans ce film, le drame familial permet de mettre au jour les dysfonctionnements de la société en général, en montrant que les personnages de haut rang sont en fait les garants d’un ordre moral complètement hypocrite, fondé sur les seules apparences de la légitimité. Le conflit permet d’illustrer les oppositions entre différents groupes sociaux, dans des systèmes binaires de mise en relation : riches et pauvres, Blancs et Noirs, personnages hypocrites ou animés de bons sentiments, etc.