II. Analyse thématique

II A. Riches et pauvres, Blancs et Noirs…

Nombre de films mettent en opposition de façon claire et marquée deux groupes : les pauvres et les riches, correspondant à ceux des Noirs et des Blancs car ils se recoupent largement. Si l’on considère, dans l’ensemble des mélodrames de cabaret, le groupe formé par les histoires de ‘«’ ‘ visages de femmes ’», on retrouve à chaque fois à l’origine de la mutilation de la femme une situation sociale difficile, comme dans le cas de Piel Canela dont on apprend qu’elle a été défigurée dans son enfance car la moitié de son visage a été mangée par des rats, ce qui souligne la précarité des conditions d’hygiène dans lesquelles elle vivait.

Dans un des films de cabaret, l’origine modeste de la jeune héroïne est soulignée, ainsi que son lien avec la communauté noire. Il s’agit d’Ambiciosa, tourné à Cuba. La jeune Estela, qui rêve de triompher au cabaret, n’hésite pas à affirmer à un impresario mexicain s’intéressant à elle qu’elle vient d’un milieu modeste, ce qui pourrait être un obstacle à leur relation. Alors qu’ils se rendent à une fête populaire ayant lieu dans le solar où elle habite, elle lui présente sa mère, qui est noire. Mais le spectateur se rend compte par la suite qu’il s’agit d’un stratagème inventé par la jeune fille, le premier auquel elle a recours pour s’attacher José Antonio et qui sera suivi de beaucoup d’autres. Ainsi, dans ce film, la représentation de la communauté noire aux côtés de la blanche est bien montrée, mais pour mieux souligner par la suite qu’il ne s’agissait en réalité que d’une invention. Le fait qu’Estela en joue montre d’ailleurs bien l’importance des représentations et relations sociales entre les personnages peuplant les films. Si la jeune femme s’invente une mère noire afin d’attirer l’attention de son partenaire, cela souligne que la proximité entre les deux communautés ne va pas de soi, et est susceptible de le surprendre. Le personnage expose clairement les codes sociaux régissant l’univers dans lequel il évolue : un monde où les différentes communautés ethniques et sociales ne sont pas censées se mélanger sans provoquer de réaction. D’ailleurs, le fait que l’on apprenne par la suite que la mère qu’Estela a présentée à José Antonio ne l’est en fait pas permet de faire rentrer le personnage dans le droit chemin de ce que prescrivent les codes sociaux en vigueur, qui ne permettent pas que l’on en transgresse les cloisonnements.

Les films mettant le plus en scène la communauté noire sont ceux qui s’attachent à des problématiques cubaines, dans le traitement de phénomènes sociaux et culturels. Ambiciosa le confirme, puisque l’héroïne du film est une Cubaine qui tente d’échapper à ses origines sociales modestes. Le fait qu’elle s’invente des liens de parenté avec la communauté noire est ainsi significatif de l’équivalence posée entre l’appartenance ethnique et le statut social : pour mieux souligner sa pauvreté, Estela se présente comme un membre de la communauté noire, censée être la plus défavorisée. Mais tous les personnages ne vont pas jusqu’à inventer cette proximité : pour certains, elle est une réalité qui n’est pas sans conséquences dans leur rapport avec les autres. Dans María la O et Mulata, les héroïnes éponymes des films sont des mulâtresses d’origine rurale, fortement liées aux pratiques religieuses afro-cubaines. Leur appartenance ethnique se traduit par leur position marginale par rapport à la société blanche, qui refuse de les intégrer pleinement.

Dans d’autres films, des personnages secondaires donnent une représentation de la communauté noire dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est traitée de façon contrastée. Dans El Derecho de nacer, le héros du film est sauvé par sa gouvernante noire qui le conduit à La Havane où elle l’élève. Le lien entre les deux personnages est particulièrement étroit, à tel point que le jeune homme la considère comme sa mère, et n’hésite pas à affirmer ce lien aux yeux d’une société pétrie de préjugés, en particulier face à sa future belle famille. Cette situation est relativement proche de celle d’Ambiciosa, mais ses conséquences ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, il s’agit d’un mensonge visant l’apitoiement d’un personnage, tandis que dans le deuxième, ce même mensonge vise à démasquer les hypocrisies du code social. Mais ce lien est atténué car la vraie mère du héros, qui était entrée dans les ordres, finit par réapparaître à la fin du film. Dans Sandra, la mujer de fuego, la communauté noire est représentée sous les traits de domestiques sympathiques, voire comiques, qui tentent de sauver leur maître de la détresse et de l’alcoolisme. Dans tous les cas, le cloisonnement social préside à la répartition des personnages en groupes distincts dans les films, même si certains reclassements sont parfois susceptibles de s’opérer.

La répartition des personnages dans le système social permet de confirmer ce que la remarque d’Anne Ubersfeld suggérerait : la valorisation morale des personnages permet d’évacuer dans les films toute tentative de remise en question des hiérarchies opérant au sein de la société. Les groupes de personnages considérés comme ‘«’ ‘ inférieurs ’» sur le plan social, c’est-à-dire principalement les pauvres et les Noirs, se trouvent valorisés par des qualités morales particulières. Il s’agit d’une des caractéristiques du mélodrame sur le plan thématique, apparue en comparant Los Olvidados et Madre querida : le genre parvient à évacuer tout traitement réaliste des problématiques sociales en offrant une image de la pauvreté méritante, qui s’oppose à l’hypocrisie du monde des riches et des puissants. Cette tendance est résumée de façon quelque peu schématique par Michel Lebrun :

Classe possédante.
Les héros – généralement un couple uni – appartiennent à la grande bourgeoisie et n’ont pas ou presque de problème d’argent :
Armée, magistrature, haute finance, industrie.
Les malheurs frappent les riches. Démobilisation du public populaire : « Voyez comme les riches souffrent. Soyez heureux d’être pauvres. »
Classe possédée.
Prolétariat (peu utilisé en raison d’une réalité sociale dérangeante, sinon dans certains films américains […] lesquels échappent d’ailleurs à la définition stricte du mélo).
Marginaux (voleurs, mendiants, artiste méconnus, gangsters.) 356

Ces analyses formulées à partir de films européens et nord-américains doivent être affinées dans le cas de nos mélodrames. Le même cloisonnement social y opère, mais le traitement de chacun des groupes s’avère différent de la description de Lebrun. En effet, dans nos films, la requalification de chaque groupe ne survient pas seulement en fonction des péripéties qui les frappent, mais avant tout selon les catégories morales qu’ils incarnent. Une nette séparation se fait jour entre ‘«’ ‘ possédants ’» et ‘«’ ‘ possédés ’», mais les premiers sont davantage stigmatisés pour leur hypocrisie – dans nombre de films, des fils de ‘«’ ‘ bonne famille ’» se voient conseiller d’avoir des relations avec des jeunes filles modestes s’ils le souhaitent, tant qu’ils ne considèrent cela que comme une aventure, comme dans Thaimí, la hija del pescador – tandis que les deuxièmes sont valorisés pour leurs qualités morales et leur sens de l’abnégation, parfaitement incarné par le personnage de la gouvernante noire dans El Derecho de nacer. Ainsi, les stratifications sociales représentées permettent de préparer le message du dénouement, en faisant se chevaucher des problématiques sociales et morales, ce qui permet de mettre en avant les deuxièmes pour mieux masquer les premières. Par ailleurs, lorsque des traits spécifiques des groupes ‘«’ ‘ dominés ’» sont mis en scène, leur traitement relève davantage de la définition sociologique de la ‘«’ ‘ représentation sociale ’» que d’un quelconque souci de fidélité à la réalité filmée, comme c’est notamment le cas dans la prise en charge des phénomènes religieux.

Notes
356.

Michel Lebrun, op. cit., p. 91-92.