II B. Le statut de la religion

Le phénomène religieux est dans une large mesure à l’origine des prescriptions morales faites aux personnages dans le mélodrame. Selon Barthélémy Amengual, le lien unissant le genre et la religion est une caractéristique culturelle qu’il définit ainsi : ‘«’ ‘ Le mélo transgresse morale et religion pour les retrouver plus fortes au dénouement. Il a besoin du sentiment de la faute, du péché, du remords qui ouvre au rachat. C’est pourquoi le meilleur mélo est catholico-latin’ 357 . » Il y aurait ainsi, dans le mélodrame mexicain, un lien intrinsèque au religieux. Amengual précise un peu plus loin comment le contenu thématique du genre en est l’illustration :

‘[Le mélo] est le règne des coïncidences […], des retournements […] qui sont en fait des rééquilibrages, des symétries qui confortent l’ordre établi. Comme la religion, le mélo est consolateur et ignore la lutte des classes : les premiers seront les derniers ; justice sera faite ; tel qui rit vendredi dimanche pleurera ; heureux ceux qui ont faim car ils seront rassasiés, ceux qui sont abaissés car ils seront élevés. Plus le péché est gros, plus dure sera la chute, plus beau le triomphe de l’innocence.’

Ce point de vue recoupe largement les observations formulées jusqu’ici quant à la mise en scène de la société dans les mélodrames du corpus. Toutefois, la présence de la religion ne se traduit pas seulement par la présence d’un discours de nature idéologique qui sous-tend le récit : elle fait également partie des éléments représentés directement à l’écran, et permet de mesurer un écart entre les films mexicains et les coproductions tournées à Cuba. Il existe une différence de nature entre les phénomènes religieux représentés dans les deux pays. En ce qui concerne le Mexique, la seule religion représentée est catholique. Le pays est placé sous la protection de la Virgen de Guadalupe, mais les seuls signes extérieurs de religion manifestes dans les films sont des crucifix, comme dans Madre querida : l’apparition d’un signe indiquant visuellement à l’écran la présence de la religion intervient alors qu’un personnage se trouve à l’agonie. L’élément religieux se manifeste au moment le plus édifiant et émotionnellement chargé du film. Peut-être peut-on y voir, comme le suggère Carlos Monsiváis, un remplacement de la prédication religieuse par le mélodrame lui-même :

‘¿Por qué el vínculo tan directo de religión y melodrama? Por razones obvias: hasta hoy el cristianismo es el suministro más pródigo de modelos sacrificiales, que van del castigo de Dios al perdón póstumo, y en la gran etapa del melodrama el lenguaje de los sentimientos le debe muchísimo a las divulgaciones parroquiales del Nuevo Testamento […]. La simbología cristiana, fuera del ámbito de Judea, se reconoce en la mirada suplicante de la madre enferma, en el recién nacido abandonado en el atrio de un templo, en el rostro viril súbitamente envejecido ante la noticia de su deshonra familiar 358 .’

Le phénomène décrit par Monsiváis est présent dans les films : le déclin des images religieuses visibles, sauf dans des cas très circonstanciés, montre que l’ensemble des normes religieuses a été intériorisé par le mélodrame, et celui-ci n’a plus dès lors besoin de les rendre explicites.

On constate une grande différence de traitement entre les pratiques religieuses catholiques et indigènes, au point que celles-ci sont pratiquement absentes du mélodrame mexicain traditionnel. La situation est fort différente en ce qui concerne les films tournés à Cuba, où la religion afro-cubaine occupe une place non négligeable, voire centrale dans certains films. Malgré tout, on remarque une différenciation très nette entre la religion catholique policée et les manifestations de la santería semblant le plus souvent relever de la superstition. Une des domestiques noires dans Sandra, la mujer de fuego a recours à des pratiques magiques pour tenter d’exorciser son maître qui se trouve fort mal en point, et la façon dont ses agissements sont mis en scène tend à ridiculiser le personnage. En effet, cette domestique a des gestes saccadés tirant vers la pantomime, alors qu’elle tente de chasser les mauvais esprits de la maison, tout en s’exprimant dans un langage incompréhensible. Le personnage est par ailleurs affublé d’une syntaxe particulière lorsqu’il s’exprime en espagnol, que l’on pourrait qualifier de ‘«’ ‘ petit nègre ’». Sa façon de parler est caractérisée par une tendance à employer à l’infinitif des verbes qui normalement devraient être conjugués, ce qui contribue également à discréditer le personnage, ou, à tout le moins, à souligner son appartenance à un groupe socialement inférieur, ne maîtrisant même pas le langage le plus élémentaire. Un procédé similaire se retrouve dans Mulata : au début du film, l’actrice Ninón Sevilla exagère volontairement un accent cubain qu’elle parvient à rendre discret dans d’autres films, où son appartenance nationale et culturelle n’est pas en jeu. Dans ce cas, ce trait est redoublé par un maquillage qui noircit son visage d’une façon fort peu crédible, et qui tendrait même à faire penser aux pièces de théâtre et aux films où les acteurs blancs se griment pour interpréter des rôles de Noirs d’une façon souvent comique et dévalorisante pour ces derniers. Là encore, ces caractéristiques physiques et langagières sont directement liées à l’appartenance ethnique et religieuse du personnage. En effet, au cours des premières séquences, on assiste à la mise en scène de rites religieux qui s’apparentent davantage à une forme de superstition qu’à une authentique spiritualité, et dont les décors font preuve d’un évident manque de réalisme dans le traitement de l’environnement afro-cubain.

FIGURE 1 : MULATA ET LES RYTHMES AFRO-CUBAINS
FIGURE 1 : MULATA ET LES RYTHMES AFRO-CUBAINS

Ce photogramme du film Mulata met en évidence le processus de déréalisation que subissent les rites afro-cubains dans leur représentation filmique, tant par les costumes des personnages (les chaussures de la prêtresse semblent bien peu adaptées à ce contexte) que dans les décors : l’intérieur ressemble ici davantage à une loge de cabaret qu’à autre chose, alors qu’à ce moment du film, l’héroïne n’a encore rien à voir avec ce milieu.

La religion afro-cubaine est un objet de représentation, dont le traitement oscille entre la restitution d’une vision directe et la théâtralisation. Dans Thaimí, la hija del pescador, Juan Orol gratifie le spectateur d’une séquence filmée du carnaval de La Havane. La façon dont celle-ci intervient dans le film montre qu’elle ne constitue qu’une forme de divertissement, et ne révèle aucun intérêt particulier pour les pratiques culturelles et religieuses de la communauté afro-cubaine. Emmanuel Vincenot a très justement souligné le caractère artificiel de l’insertion de cette séquence dans le film :

‘De toute évidence, Orol n’est pas l’auteur de ces images qui n’ont stylistiquement rien à voir avec le reste du film […]. D’ailleurs, les personnages principaux sont reclus dans un hors-champ hermétiquement séparé de l’espace du carnaval, Orol ayant sans doute filmé ces images a posteriori […].’ ‘Dans le meilleur des cas, Orol imite Barral en recyclant des images d’un documentaire anonyme ; au pire, il le plagie ou le pille, le spectateur qui découvre l’une après l’autre ces deux séquences pouvant penser qu’Orol a puisé sans vergogne dans les rushes de Barral. Mais ce n’est là qu’une hypothèse difficilement vérifiable 359 .’

Orol a « profité » du fait que le carnaval se déroulait pendant le tournage pour l’inclure dans son film – ou peut-être, comme le suggère Emmanuel Vincenot, a-t-il puisé directement dans le film De espaldas de Mario Barral –, avec lequel il n’a par ailleurs rien à voir. Cela montre bien qu’Orol n’exploite en fait le carnaval que comme un ornement supplémentaire, dans un film regorgeant de scènes musicales.

Cette remarque permet de poser le problème de la théâtralisation dans la représentation de la religion afro-cubaine. Ce qui semble le plus retenir l’attention des cinéastes, c’est la dimension chorégraphique des rituels afro-cubains. L’exemple le plus flagrant est celui de Mulata, mettant en scène un bembé, c’est-à-dire, selon Maya Roy, une « fête de divertissement profane offerte aux divinités dans le système culturel yoruba 360 . »

FIGURE 2 : LE
FIGURE 2 : LE BEMBE DE MULATA

Cette scène, dansée par Ninón Sevilla, est en quelque sorte le clou du film, elle en constitue le point culminant. Tout d’abord, elle fait l’objet d’un « avertissement » placé en exergue du film, et qui garantit la moralité de la scène. Nous le reproduisons ici car il appelle une série d’importants commentaires :

‘Por primera vez, se presenta en una película escenas de un ‘bembé’ auténtico. Su terrible audacia no tiene nada de inmoral. Los que ejecutan sus ritmos están haciendo una ofrenda de orden religioso, y ajenos al mundo ofrecen todo lo que tienen, el alma y el cuerpo al llamado mágico de las antiguas divinidades africanas. Cualquier sugestión de impureza, en consecuencia, estará en nuestros ojos demasiado civilizados, jamás en la embriaguez purísima de su frenesí.’

Cet avertissement est principalement motivé par le fait que le film a rencontré de gros problèmes avec la censure à Cuba 361 . La rhétorique de ce texte est révélatrice de la position des cinéastes de nos mélodrames par rapport aux phénomènes afro-cubains, lorsqu’ils les mettent en scène dans leurs films. On remarque tout d’abord le caractère promotionnel des premiers mots, laissant à penser que la deuxième phrase fonctionne sur le mode de la dénégation, largement suggérée par l’adjectif ‘«’ ‘ terrible ’» : il existe dans ce film une scène dont la moralité a besoin d’être justifiée d’avance, ce qui implique qu’elle ne va pas de soi. Cela peut donc être un argument pour attirer le spectateur. Le jeu des pronoms montre comment s’opère la distinction entre deux communautés : d’un côté, ‘«’ ‘ ils ’», les Noirs, et de l’autre côté, ‘«’ ‘ nous ’», les Blancs, ce qui indique une continuité culturelle et même ethnique entre le metteur en scène et son public. Nous rejoignons ici la question des représentations sociales, puisque cette façon de présenter les choses montre bien qu’il s’agit d’un regard extérieur venant se poser sur une communauté, et que ce regard n’est pas destiné à cette communauté mais à une autre, celle des personnes ‘«’ ‘ civilisées ’» qui s’oppose au caractère ‘«’ ‘ pur ’», c’est-à-dire en fait à l’état sauvage, des Noirs. Le bembé est donc finalement davantage l’occasion de mettre en scène une séquence de danse ‘«’ ‘ osée ’» qu’autre chose.

Notes
357.

Barthélémy Amengual, « Propos pédants sur le mélodrame d’hier et le faux mélo d’aujourd’hui », Les Cahiers de la cinémathèque, juillet 1979, n°28, p. 12.

358.

Carlos Monsiváis, « Se sufre, pero se aprende », Archivos de la filmoteca, 1994, n°16, p. 106.

359.

Emmanuel Vincenot, « ‘Erróneo y notable’ : retour sur De espaldas, chaînon manquant du cinéma cubain », Tomás Gutiérrez Alea et le cinéma cubain : une esthétique dans/de la révolution, Nantes, Université de Nantes, collection « Voix off » n°5, 2003, p. 89-90.

360.

Maya Roy, Musiques cubaines, p. 179.

361.

Nous y reviendrons plus en détail dans notre troisième partie, au moment d’aborder la question de la légitimité des représentations nationales. Voir 3. 2. 2. 1.