II C. La famille : normalité et déviance

La distinction établie dans les modes de représentation de la famille entre les mélodrames mexicains et les productions cubaines et cubano-mexicaines trouve son prolongement dans la façon de représenter les enfants. Depuis Madre querida, ils sont une pièce maîtresse dans la stratégie d’apitoiement du mélodrame. Le genre se fonde sur les péripéties et les épreuves que doit affronter un personnage désigné comme la victime. Ce personnage se caractérise par sa vulnérabilité, mais aussi par son innocence relative dans le destin qui vient le frapper. Or, les femmes et les enfants sont logiquement les personnages les mieux à même d’incarner de telles figures, en particulier dans un système social où les puissants sont fondamentalement des hommes. D’ailleurs, dans le contexte des représentations sociales, les fonctions de la femme, considérée en tant que mère, et de l’enfant, sont intimement liés. Julia Tuñón a étudié cette relation dans son ouvrage consacré à la représentation des femmes dans le cinéma mexicain, où l’on ne saurait être surpris de constater que la réflexion sur les questions familiales et maternelles occupe une large place.

Dans le mélodrame cubain et mexicano-cubain, la place des enfants dans l’économie narrative et dramatique des œuvres tend à s’atténuer par rapport aux films mexicains. Ce relatif déclin des figures enfantines doit naturellement être mis en relation avec celui des figures maternelles qui, si elles sont toujours mises en scène dans quelques cas, se trouvent représentées de façon moins massive que dans le cinéma mexicain. D’une manière générale, les personnages enfantins perdent de leur autonomie dans le mélodrame cubain, où ils sont moins présents et utilisés pour mettre en œuvre des relations entre personnages adultes.

Les personnages qui se définissent par leur fonction maternelle sont peu nombreux dans nos films, et lorsqu’ils apparaissent, il semble que leur relation à l’enfant devienne accessoire, alors que celui de l’amour entre homme et femme occupe la place centrale. Sur l’ensemble des films, le problème de la maternité n’est traité que dans trois cas, ce qui est extrêmement peu par rapport à la norme générique en vigueur au Mexique. La représentation de la relation filiale mère-enfant n’est présente que dans Viajera, Víctimas del pecado, et El Derecho de nacer.

À ces trois films dans lesquels l’enfant est représenté avec sa mère, il convient d’en ajouter deux où, si le personnage de l’enfant n’est pas montré à l’écran, il est au moins évoqué et fait partie de la progression de l’intrigue. Il s’agit de María la O, dont on apprend à la fin du film qu’elle est enceinte de Fernando, et de Ambiciosa, où Estela fait croire qu’elle est enceinte. Dans ces deux cas toutefois, les séquences au cours desquelles il est fait allusion à l’enfant sont courtes, et le sujet principal du conflit dans le film porte davantage sur les relations amoureuses d’un couple que sur l’existence éventuelle d’un enfant. Cela apparaît très clairement dans le deuxième cas où l’évocation de l’enfant est instrumentalisée et ne représente qu’un leurre à l’adresse de l’amant mexicain d’Estela, mais aussi dans le premier où le drame de María la O se présente bien plus dans les péripéties de ses aventures amoureuses avec Fernando que dans le fait d’avoir ou non un enfant de lui.

Dans les trois films où l’enfant est présent, il convient de relativiser l’importance de ce personnage. Nous avons d’ailleurs cité les trois films dans un ordre reflétant l’ampleur que prend ce personnage par rapport à l’intrigue. En ce sens, Viajera constitue une forme de transition entre les films où l’enfant est évoqué mais non représenté, et les autres. Le nouveau-né n’y apparaît qu’à la fin, et il n’est considéré qu’en fonction de la relation entre Alfonso et la danseuse. Lorsque cette dernière abandonne son enfant à l’épouse légitime de son amant, le déchirement que cela suppose pour elle est plus envisagé dans le contexte de sa séparation de l’être aimé que de l’enfant lui-même. Dans Víctimas del pecado, l’enfant qu’élève Violeta n’est pas d’elle, et il est davantage l’objet d’un discours que d’une représentation. Il apparaît plus souvent à l’écran vers la fin du film, alors que Violeta est enfermée en prison, et donc éloignée du cabaret.

Ainsi, les enfants ne sont plus considérés pour eux-mêmes, car le point de vue s’est déplacé vers d’autres personnages dont ils alimentent ou illustrent les conflits. La situation est fort différente de celle établie par Madre querida, où l’ensemble des péripéties est considéré du point de vue de l’enfant qui doit éveiller un sentiment de pitié et de compassion chez le spectateur. Dans ce cas, l’histoire de sa mère passe au second plan. Dans les films du corpus, la situation s’est inversée, et désormais les personnages féminins retiennent toute l’attention du spectateur, l’arrivée d’un enfant ne servant qu’à rajouter du pathétique à leur situation. Lorsqu’ils sont présents, les enfants en disent davantage sur les adultes qui les entourent que sur eux-mêmes. Dans bien des cas, ils sont d’ailleurs le symbole de relations sexuelles non autorisées sur lesquelles il convient de se pencher.

Les représentations familiales imposent leur propre norme, et celle-ci possède un envers prohibé qui se manifeste principalement dans le traitement de l’adultère, principale forme de sexualité considérée comme déviante. Jorge Ayala Blanco a analysé ce phénomène en ces termes :

‘En esa familia todo es dulce y sensible, marginal e incontaminado por la rebeldía. El sexo merece únicamente el veto más rotundo. A veces, cuando se dirige hacia un objeto erótico de nivel social ínfimo […], acredita la complicidad del padre. Pero por regla general las tímidas apariciones de lo sexual resultan nefastas. El hetarismo se castiga duramente, el adulterio femenino es inimaginable 362 .’

Dans Thaimí, la hija del pescador, alors que Julio, secouru par Thaimí suite à un accident d’avion, a laissé sa famille sans nouvelles et vit une histoire d’amour avec la jeune femme, son frère vient lui rendre visite pour le convaincre de rentrer dans le droit chemin. La différence entre les deux frères est marquée sur le plan vestimentaire : l’apparence de Julio, la chemise largement ouverte sur sa poitrine et les manches retroussées, contraste avec celle de son frère, dans un impeccable costume de ville et portant même une cravate. Cela permet d’identifier clairement le personnage de Francisco comme le tenant de la morale de la haute société urbaine à laquelle les deux frères appartiennent. Le dialogue suivant se déroule entre les deux frères :

Francisco  : Date cuenta que le has dado tu palabra a Alicia. Además, ¿cómo vas a cambiar a una mujer rica, buena, culta, y hermosa por… por una muchacha semisalvaje? Eso sería ridículo de tu parte, Julio. El pequeño romance que has vivido aquí con ella, debes tomarlo como una aventura más en tu vida. Mándale una cantidad de dinero, y con eso cumples.
Julio  : No puedes hablar así. Esa muchacha es muy distinta de lo que tú piensas. Es algo que no puedes comprender.
Francisco  : Vamos, Julio. No ma hagas reír diciendo que te has enamorado de una muchacha de esa clase. Una guajira sin preparación alguna.
Julio  : No la conoces. Thaimí me quiere, y te debe merercer todo el respeto.’ ‘ Francisco  : Tú eres el que debía respetar a Alicia. También te quiere y confía en tu palabra. Debías tenerla presente antes de emprender una de estas aventuras escandalosas a que tú estás acostumbrado. ¿Hasta cuándo, hijo, hasta cuándo vas a seguir con tus calaveradas?’

Cette séquence est exemplaire de la marge d’acceptation dont bénéficient les aventures amoureuses masculines, lorsqu’elles ne sont pas légitimées par un lien officiel comme les fiançailles ou le mariage. Ici, le grand frère de Julio, Francisco, se présente comme un authentique substitut de la parole paternelle – l’absence du père lors du dialogue entre Francisco et sa mère donne à penser que celui-ci a disparu – en essayant de le ramener à la raison, comme le montre la fin de ce dialogue où il l’appelle ‘«’ ‘ hijo ’», ce qui atteste cette position d’autorité morale que Francisco entend imposer à son frère. D’ailleurs, lorsque Julio tente de résister aux reproches de son frère au début de la scène, il lui dit ‘«’ ‘ ya no soy un muchacho ’», pour bien montrer qu’il compte échapper à ce statut de petit garçon pris en faute dans lequel son frère souhaite l’enfermer.

Le premier argument opposé par Francisco à son frère est d’avoir ‘«’ ‘ considerado en tan poco las consideraciones sociales. ’» Il se situe à la croisée des problèmes sociaux et familiaux, qui se trouvent intimement imbriqués à travers le comportement de Julio, considéré comme déviant par rapport à la norme sociale. En effet, celui-ci a jeté son dévolu sur une jeune femme qui n’est pas de son monde, comme le souligne son frère à plusieurs reprises au cours de ce dialogue. Si la fiancée officielle de Julio est désignée par son prénom, Thaimí est réduite à son rang social, celui de ‘«’ ‘ guajira sin preparación alguna. ’» L’alternative que Francisco propose à son frère est révélatrice. Selon lui, la situation peut facilement s’arranger avec de l’argent, ce qui revient à faire de Thaimí une prostituée dont on monnaye les faveurs. Ainsi, l’histoire que Julio vit avec la jeune paysanne est qualifiée par son frère de ‘«’ ‘ pequeño romance ’», une aventure parmi d’autres. Certaines remarques de Francisco indiquent que Julio n’en est pas à son galop d’essai, et qu’il est même le spécialiste familial des petites intrigues amoureuses. Francisco compte le ramener dans le droit chemin en invoquant la figure d’Alicia, présentée comme ‘«’ ‘ riche, bonne, intelligente et belle. ’» La hiérarchisation traduite dans l’ordre d’apparition des adjectifs caractérisant la fiancée montre bien quelle est l’échelle des valeurs méritant le respect de la famille : la richesse avant tout, ce qui permet à Francisco d’opposer clairement les deux femmes, la comparaison tournant visiblement à l’avantage d’Alicia sur ce plan, et donc sur tous les autres.

Pendant toute la scène, Julio défend Thaimí face à son frère. Pourtant, à la fin, celui-ci le convainc de le suivre jusqu’au village le plus proche pour qu’ils puissent poursuivre cette discussion la tête froide. Julio affirme qu’il retournera au village. Or, ce retour ne s’effectuera jamais, ce qui montre que les pesanteurs sociales ont eu raison de ses sentiments. Après l’image d’un avion survolant une ville, représentant le retour à La Havane de Julio, il est filmé en compagnie de la ‘«’ ‘ bonne, intelligente et belle ’» Alicia, qui l’accable de reproches mesquins et semble être l’incarnation même de la pimbêche, contrairement au portrait qu’en avait brossé Francisco. Cette image permet de revaloriser Thaimí, mais Julio s’est finalement rangé du côté de la loi du plus fort, celle de la raison sociale, sans que l’amourette qu’il a vécue et apparemment rapidement oubliée semble porter à conséquences pour lui.

À l’inverse, les relations amoureuses non légitimées par la pratique sociale dans le cas des femmes semblent bien moins acceptées et beaucoup plus problématiques. Du point de vue de Thaimí, dont la confiance dans l’amour de Julio a été trahie par le départ de celui-ci, l’évolution n’est pas du tout la même que pour son partenaire masculin. En effet, elle sombre dans le désespoir, et, une catastrophe ne venant jamais seule, son père, qui l’avait mise en garde en lui suggérant de se marier avec un des pêcheurs du village pour rester en conformité avec sa condition sociale, meurt, la laissant parfaitement seule. Cette situation de solitude et de désenchantement la conduit finalement à suivre un peintre à La Havane, où elle triomphe dans un cabaret. Malgré tout, le personnage a perdu son innocence originelle alors que Julio n’a pas été transformé aussi profondément par cette aventure.

Un autre exemple permet d’illustrer le caractère exceptionnel de l’adultère féminin. Le début d’Aventurera, met en scène une famille de province vivant apparemment dans le plus strict cadre de la normalité familiale : une jeune fille entourée de ses deux parents qui paraissent s’aimer comme au premier jour, si l’on en croit les déclarations d’amour adressées à la mère par le père. Cette harmonie familiale est brutalement interrompue au moment où la jeune fille découvre que sa mère trompe son père avec un ami de la famille. Il s’agit d’une découverte lourde de conséquences, précipitant le destin de la jeune fille. En effet, ayant appris que sa femme le trompait à travers une lettre que celle-ci lui a laissée, le père se suicide et laisse sa fille désemparée, et surtout privée de la protection qu’il incarnait face aux dangers de la société. À partir de ce moment, la jeune femme change de ville et se retrouve finalement à travailler comme entraîneuse dans une maison close de Ciudad Juárez.

Le statut des relations hors mariage et de l’adultère n’est pas le même selon que l’on est un homme ou une femme dans ces films. Une différenciation sexuelle se fait jour au cœur des représentations sociales et intimes de nos films, et que l’analyse de l’image particulière de la femme – qui engage en creux celle de l’homme – permettra d’éclaircir.

Notes
362.

Jorge Ayala Blanco, op. cit., p. 51.