III. Analyse représentationnelle

III A. Mise en cadres des positionnements sociaux

Outre les dimensions structurelles et thématiques étudiées, le cinéma utilise des recours propres pour mettre en scène les relations entre les personnages, et en particulier leur caractérisation sociale et morale. Le dispositif cinématographique, et les moyens techniques que fournit la caméra sur le plan visuel, jouent ici un rôle majeur. La façon dont les représentations sociales se donnent à voir dans les films ne tient pas seulement aux dialogues ou aux grandes articulations de la diégèse. Les images en tant que telles font pleinement partie de ce processus de caractérisation des personnages. Cette dimension originale du medium cinématographique a été soulignée par Julia Tuñón qui la prend en compte pour analyser la façon dont les genres sexuels sont représentés à l’écran :

‘Como parte de sus recursos narrativos, el cine incorpora una imagen particular de sus figuras. En otros espectáculos, como el teatro, las figuras se muestran en forma global, ya que el acercamiento del espectador al rostro no es posible. La lente cinematográfica tiene sus propias podsibilidades y con ellas desata sus propios mitos 363

La façon dont la caméra filme les personnages permet des recours visuel fort intéressants pour en mettre en valeur certains éléments. Les lignes d’opposition qui se dessinent entre eux sur le plan social trouvent ainsi logiquement leur expression dans la façon dont les cadrages et les mouvements de caméra les saisissent.

La manière dont les personnages sont cadrés permet de voir ceux qui apparaissent ensemble dans le champ, et ceux qui jouissent au contraire d’un traitement autonome. Cela implique d’attribuer aux cadrages la valeur particulière qu’ils impriment aux objets représentés, car ils ne sont jamais neutres mais bien au contraire porteurs de sens. Silvia Oroz rappelle d’ailleurs que ces choix opérés sur le plan visuel servent l’intrigue, et en particulier sa dramatisation :

‘Así el primer plano refuerza la escena a partir del gesto, individualiza y rescata la figura del conjunto; el plano general funciona como localización espacial que permite comprender el movimiento de la escena; y el plano americano es el que posibilita la representación del diálogo entre varios personajes sin recaer el peso en ninguno de ellos […]. La panorámica y el travelling funcionan como movimientos de cámara descriptivos, mientras que el travelling frontal en profundidad (hacia atrás o hacia adelante) enfatiza lo dramático sobre los personajes 364 .’

Silvia Oroz décrit le mode de fonctionnement traditionnel des cadrages, c’est-à-dire celui mis en place dans le cinéma classique en général et le mélodrame en particulier. Ses observations sont tout à fait valables en ce qui concerne les films de notre corpus, et leur activation dans les œuvres permet de faire surgir dans les images les représentations sociales analysées.

María la O illustre de façon particulièrement claire la manière dont les cadrages des personnages ou groupes de personnages contribuent à mettre en évidence leur appartenance sociale. La première séquence du film propose la mise en images contrastée des activités festives des Blancs et des Noirs. Ces derniers se rendent en procession dans la cour d’une demeure seigneuriale, et les riches blancs contemplent le spectacle ainsi offert depuis leur balcon. La position relative de ces deux groupes suggère la supériorité de l’un sur l’autre : les Blancs sont en situation de domination car ils se situent dans un espace élevé par rapport à celui qu’occupent les Noirs, en contrebas. Mais cette situation spatiale n’est pas le seul élément contribuant à marquer à l’écran ce cloisonnement entre les communautés sociales et ethniques. La construction même de la séquence permet d’illustrer cette séparation. À aucun moment Blancs et Noirs n’apparaissent dans le même cadre. Toute cette scène est construite sur le mode du champ-contre champ, faisant alterner des plans des uns et des autres sans que jamais ils ne se rejoignent. Cette séparation est par ailleurs relayée par les dialogues, soulignant eux aussi qu’il s’agit de deux groupes distincts, tout comme le font leurs activités : là où les Blancs jouent à colin-maillard dans des tenues vestimentaires conformes à leur appartenance sociale, les Noirs apparaissent vêtus de costumes traditionnels, et dansent au rythme des percussions afro-cubaines. L’ensemble de cette scène construit de façon fort cohérente la façon dont les codes et cloisonnements sociaux se donnent à voir, et les choix de cadrages y contribuent largement.

L’utilisation du champ-contre champ pour signifier des cloisonnements entre les groupes de personnages peut également être observée dans Thaimí, la hija del pescador, avec quelques nuances cette fois. La scène inaugurale du film présente des caractéristiques similaires à celles de l’exemple évoqué, mais la séparation entre les deux groupes représentés se fait de façon moins nette pour des raisons tenant justement à la relation qui existe entre eux. Après l’introduction prononcée en voix off, qui situe le film dans un espace imaginaire et souligne l’importance du personnage de Thaimí, celle-ci est filmée au bord de la plage en train de souhaiter une bonne pêche aux hommes de son village dont elle est la mascotte. Le recours au montage alterné entre des plans de Thaimí et des pêcheurs sert un autre propos. Elle est cadrée en légère contre-plongée, ce qui tend à lui donner une importance accrue dans l’espace de l’écran. Elle est d’ailleurs juchée sur un promontoire, ce qui sert à traduire en images son statut privilégié auprès des autres villageois. Ces derniers sont filmés ensemble dans leurs barques, et ne jouissent donc pas du même degré d’individualisation que Thaimí. Ils répondent en chœur aux paroles qu’elle leur adresse. Pourtant, on ne peut pas dire dans ce cas que le montage choisi – le même que dans la séquence décrite de María la O – permet d’opposer deux communautés de façon tranchée. Au contraire, le lien existant entre la jeune Thaimí et les pêcheurs est matérialisé par la bande-son, qui reproduit un dialogue, et donc un échange entre eux. Dans ce cas, la séparation marquée à l’écran sert à illustrer la position particulière de l’héroïne dans son village natal. D’ailleurs, cette séquence est encadrée par deux plans montrant l’ensemble des personnages dans le même cadre. Ainsi, leur appartenance à une même communauté est bien mise en images – ou plus exactement mise en cadre – et le montage alterné qui suit ne dément pas cette situation : il ne fait qu’y apporter une nuance trouvant sa justification davantage sur le plan dramatique que sur le plan social, en insistant sur le personnage féminin qui va rapidement se convertir en héroïne du film.

Les cadrages se complaisent à mettre en scène des oppositions sociales entre les personnages, et celles-ci peuvent se traduire par des rivalités amoureuses dont la femme est l’enjeu principal. À cet égard, El Amor de mi bohío fournit un intéressant exemple, permettant d’illustrer l’équivalence dans le fonctionnement des cadrages dans une perspective sociale et amoureuse. Alors qu’Inés a rejoint son cousin Luis sur ses terres de province, celui-ci tente de la séduire, comme l’atteste un dialogue entre les deux dans le jardin. Celui-ci est interrompu par une chanson du voisin Armandito, pour lequel Luis a des paroles particulièrement dures, tandis qu’Inés paraît conquise par sa chanson. Le montage de la séquence fait alterner des plans des deux cousins, muets, et d’Armandito en train de chanter. Une fois la chanson terminée, Luis part travailler, laissant sa cousine seule. Celle-ci se rapproche progressivement de l’endroit où se trouve Armandito, et les deux personnages finissent par apparaître dans le même cadre. L’obstacle à leur rencontre, Luis, ayant quitté la scène, ils peuvent désormais dialoguer dans une relative proximité. Ils sont séparés par un muret, qui délimite les deux propriétés – celle de la famille de Luis et celle qu’Armandito vient de racheter – mais aussi la barrière imposée à Inés tant sur le plan social que sentimental. Malgré tout, la façon dont est filmé le dialogue entre les deux ne permet pas de les différencier. Il s’agit d’un plan américain dont la neutralité en termes de représentation et de hiérarchisation des personnages, justement soulignée par Silvia Oroz, fonctionne pleinement ici : le fait de filmer les deux personnages de façon équivalente en termes de cadrage permet de montrer la relation de proximité en train de s’établir entre eux. Ainsi, l’utilisation de cadrages contrastés ne sert pas seulement à dessiner des lignes de partage sur le plan social, elle fonctionne aussi sur le plan sentimental. La résolution en termes d’images des relations entre les différents groupes de personnages repose bien sur le recours à des procédés cinématographiques particuliers, en plus des indications fournies par d’autres éléments de la narration.

Notes
363.

Julia Tuñón, Mujeres de luz y sombra en el cine mexicano., p. 73.

364.

Silvia Oroz, op. cit., p. 80-81.