Outre les cadrages, la façon dont les scènes et les personnages sont éclairés permet également de les situer sur l’échelle sociale. Certains éclairages fonctionnent comme des conventions permettant d’orienter la désignation générique des films, notamment en ce qui concerne le film noir dont certains de nos mélodrames reprennent les caractéristiques sur ce point. Jean-Loup Bourget souligne ainsi l’avènement au cours des années 1940 d’un style d’éclairage spécifique, utilisé dans certains des films étudiés. Il évoque ainsi :
‘[…] un style de photographie d’abord affectionné par la seule Warner, le style ‘low key’, très contrasté, qui convenait à l’atmosphère nocturne des films criminels et qui permettait, le cas échéant, d’économiser sur les décors. Face au ‘style blanc’, opulent, de la MGM, aux nuances délicates de la Paramount, il arrive à la Warner de promouvoir, dès les années 1930, ce ‘style noir’ qui dominera à l’époque suivante 365 .’Cet éclairage particulier, tamisé, impliquant de filmer de préférence des scènes nocturnes, fait partie des éléments qui fondent le ‘«’ ‘ film noir ’» en tant que genre sur le plan esthétique. Cela se traduit également dans le choix de décors particuliers : ‘«’ ‘ rues désertes dont le silence est brisé par de soudaines rafales de mitraillettes’ 366 . » Ces caractéristiques esthétiques du film noir sont mises en œuvre dans les films de notre corpus mettant en scène les milieux du cabaret, ceux que la morale sociale réprouve le plus fortement. Les scènes de nuit y sont nombreuses, souvent imprégnées d’une forte violence comme c’est le cas en ce qui concerne la scène inaugurale de Hipócrita, où l’on assiste au passage à tabac d’un infirme sous les yeux de sa fille impuissante. La tonalité de cette scène, et en particulier le fait qu’elle se déroule de nuit dans une atmosphère violente, ne suffisent pourtant pas à faire de ce film un authentique ‘«’ ‘ film noir ’», dont François Guérif rappelle qu’il se définit avant tout par :
‘[…] un certain éclairage sur le monde, une vision subjective, une façon pessimiste d’appréhender les choses […]. Le film ‘noir’ a comme personnage […] un véhicule qui permet […] de pénétrer dans toutes les classes sociales et dans tous les mondes, y compris (et surtout) ceux interdits par la loi. À travers ce personnage, le réalisateur jette un regard sur le monde qui ne s’arrête pas aux apparences et devine la cruauté derrière la civilisation 367 .’Le seul éclairage, même s’il fait partie des éléments de définition du film noir, ne saurait suffire à la désigner. Il implique également une vision particulière du monde, et en particulier un traitement des cloisonnements sociaux absent de nos mélodrames : dans les films étudiés, la part d’incertitude et de remise en question qui est l’un des traits du film noir est absente. Différentes catégories sociales sont mises en scène, mais de façon cloisonnée la plupart du temps, tant dans les discours des personnages que par les situations dans lesquelles ils se trouvent et la façon de les filmer. Dans de telles conditions, il ne saurait y avoir de remise en question des valeurs sociales dominantes, puisqu’il n’y a pas de réelle communication entre les différentes sphères. Et dans les cas où celle-ci se produit, elle sert davantage à alimenter la narration qu’à remettre en question de façon fondamentale les normes. Malgré tout, l’éclairage porté sur les personnages permet de les renvoyer du côté de la bonne société ou de la mauvaise, selon qu’ils appartiennent à l’univers du jour ou de la nuit.
Par ailleurs, le statut même des personnages au sein de la narration est associé à un mode d’éclairage particulier, que Silvia Oroz a identifié de la façon suivante :
‘El héroe tiene una luz con contrastes marcados – dependiendo de la carga dramática –, cuyo objetivo es producir un efecto de masculinidad. Es frecuente el uso de la luz rasante para destacar las imperfecciones y rugosidades de la piel, con lo cual se acentúa el carácter.Les personnages principaux des films se trouvent particulièrement illuminés par rapport aux autres. Ce procédé permet de faire ressortir leur statut spécifique dans la narration, mais aussi à l’intérieur du corps social, où ils occupent une position originale. L’analyse de la façon dont sont traités certains personnages féminins sur ce plan est d’ailleurs intéressante. Dans le cas des femmes défigurées, leur mise en scène se fonde sur une utilisation très particulière de l’éclairage, servant à mettre en valeur ces personnages. Dans les cas présents dans notre corpus, le mode d’apparition de ces personnages est le même. Les trois femmes défigurées apparaissent pour la première fois de nuit, et leur visage est éclairé de telle sorte qu’il reste à moitié dans l’ombre – en ce qui concerne Piel canela, ses cheveux recouvrent le moitié de son visage, ce qui revient au même : une partie n’en est pas montrée – et le moment où la mutilation est mise en lumière est particulièrement dramatisé. D’une part, le passage du sombre au clair se fait de façon relativement violente, et d’autre part la musique vient renforcer le caractère dramatique de cette révélation.
C’est seulement après l’opération leur rendant une apparence plus conforme à l’esthétique féminine que ces personnages peuvent se permettre d’évoluer au grand jour. L’infamie dont elles sont marquées, traduction physique d’une situation sociale et morale dégradée puisqu’elles fréquentent des milieux déviants sur ces deux plans, est donc traitée par des recours esthétiques qui permettent de traduire directement dans les images leur statut social et narratif. Cela apparaît d’autant plus clairement que d’autres personnages féminins dans ces films, jouissant d’une caractérisation moins problématique, sont traités de façon diamétralement opposée en termes d’images. En effet, les trois films proposent, parallèlement à ces femmes, d’autres images féminines qui sont au contraire les représentantes de la bonne société, et évoluent dans un monde lumineux, diurne, traduisant leur transparence en termes moraux, et donc leur adéquation à la norme sociale en vigueur. C’est le cas notamment d’Alicia, l’infirmière qui participe à l’opération de Piel canela, tout en aimant en secret le chirurgien Carlos, lui-même tombé amoureux de sa patiente. Le personnage de l’infirmière est saisi dans son activité professionnelle, en plein jour, et selon un éclairage qui ne vise à suggérer aucun mystère : sa personnalité ne le justifie d’ailleurs pas, elle est sans ambiguïté contrairement au personnage de Piel canela qui se débat tout au long du film dans ses propres contradictions sociales et morales, toujours soulignées par l’éclairage dans lequel elle est saisie.
D’une manière générale, la façon d’éclairer les personnages permet d’indiquer à quel univers social ils appartiennent : soit celui qui est valorisé – celui de la bonne société vivant au grand jour, qui n’est pas doté d’une part d’ombre traduite dans les éclairages –, soit au contraire celui qui est condamné – le monde de la nuit et des comportements déviants sur le plan social et moral. Cet élément permet d’illustrer le fait que la caractérisation des personnages sur le plan social et moral est moins hermétique qu’il n’y paraît, et certains d’entre eux sont amenés à occuper des statuts divers au cours de la narration, que les effets liés à la lumière permettent de montrer. Pour les femmes défigurées, l’opération leur permet de recouvrer un statut plus valorisant. Par la même occasion, elles sont saisies dans d’autres environnements que celui du cabaret ou de la rue qui semblait au départ être leur seul horizon : elles peuvent désormais accéder aux tâches ménagères dans le cadre d’un foyer, ce qui semble être la plus haute aspiration de la décence féminine. Toutefois, la fin des trois films les replonge du côté du cabaret et de la nuit, ce qui montre que leur rédemption n’a finalement été que partielle.
Au contraire, un film comme Thaimí, la hija del pescador présente la trajectoire inverse, ce qui montre que l’idée selon laquelle les personnages peuvent être soumis à des variations dans leur caractérisation est opérante, quel que soit leur parcours. Au départ, Thaimí est présentée comme une jeune villageoise en osmose avec la communauté des pêcheurs. Elle est filmée exclusivement de jour dans des paysages luxuriants. Il s’agit d’un personnage caractérisé par sa bonté et surtout son innocence. L’arrivée de Julio lui fait découvrir l’amour puis la trahison, et la conduit à travailler dans un cabaret de La Havane. Désormais, elle a bien changé, comme le souligne la façon dont elle est mise en scène : elle se produit de nuit, comme l’y oblige son travail, et n’hésite pas à adopter dans ses relations avec les hommes un comportement froid et calculateur, pour se venger de son amour déçu. Mais à la fin du film, sa véritable personnalité reprend le dessus : elle quitte La Havane et ses cabarets pour retourner dans son village, et réintégrer l’univers de la franchise matérialisé à l’écran par le retour de la lumière naturelle, où elle peut contracter un mariage légitime. Ainsi, la lumière et la façon dont elle est utilisée dans le traitement des personnages fait elle aussi partie des recours visuels permettant d’alimenter leur caractérisation.
Les derniers exemples évoqués suggèrent que les personnages féminins sont les plus sujets à un traitement particulier et à des variations dans leur caractérisation. Nous allons donc nous pencher dans le prochain chapitre sur le statut des femmes peuplant les films, et l’image qu’ils en proposent. Celle-ci se situe dans la lignée des observations formulées sur les représentations sociales.
Jean-Loup Bourget, Hollywood, années 30. Du krach à Pearl Harbor, Paris, Hatier, 1986, p. 22.
François Guérif, Le Film noir, p. 42.
Ibid., p. 20.
Silvia Oroz, op. cit., p. 91.