Les trajectoires des personnages féminins dans les films peuvent être envisagées selon des critères d’interprétation liés à la tradition judéo-chrétienne. Dans le cas du Mexique, on peut particulariser davantage encore cette référence, en l’adaptant à son contexte spécifique. En effet, davantage peut-être qu’à Marie, la femme qui se réalise en tant que mère est associée au Mexique à la sainte patronne du pays, la Virgen de Guadalupe, synthétisant toutes les qualités intrinsèquement féminines, ou du moins supposées telles, comme le précise Angélica Patricia Martínez Sustayla :
‘En México contamos con la máxima figura religiosa femenina, la ‘Virgen de Guadalupe’, tomando las características de la Virgen María desde el punto de vista del catolicismo. De ahí, en México, se habla de la guadalupana. Como virgen y madre, esta imagen reúne las cualidades más apreciadas en una mujer; por un lado se consolida la máxima función femenina, la maternidad, y, por el otro, la virtud más alabada, la virginidad 371 .’De ce pôle positif découlent toutes les images valorisées de la femme dans les films. Mais une telle représentation appelle son envers négatif, incarné dans la tradition culturelle mexicaine par une autre femme qui, tout comme Ève, incarne la trahison et la perfidie, comme le rappelle Juana Armanda Alegría :
‘No conforme con haber entregado a su patria, esta mujer ‘despreciable’ se entrega toda ella al extranjero, ayuda eficazmente a Cortés para la consumación de la conquista y, para colmo […], tiene relaciones sexuales con varios españoles y da cabida en su vientre al semen extranjero, dejándolo germinar hasta dar vida al primero de los mestizos 372 .’Ces deux figures s’opposent terme à terme, l’une incarnant la sainteté et l’autre l’illégitimité. Les deux sont des ‘«’ ‘ mères ’», mais cela n’a pas les mêmes conséquences dans les deux cas : cet état est fortement valorisé chez la première, contrairement à la deuxième. La Malinche est définie par son activité sexuelle s’inscrivant dans la ligne de sa trahison. Dans le cas de cette représentation féminine, la sexualité prime sur la maternité, ce qui contribue sans aucun doute à en faire un personnage considéré de façon particulièrement négative. Sans doute touchons-nous là à un point important, soulevé par Julia Tuñón : ‘«’ ‘ La pratique de la génitalité peut être contournée, la sexualité est sublimée dans l’enfant, mais le risque évident reste l’érotisme, qui implique chez la femme l’oubli des normes sociales ainsi que la prise de conscience de son propre désir et de son pouvoir’ 373 . » Cette représentation particulière de la femme semble en fait traduire une question essentielle, posée par Julia Tuñón un peu plus loin :
‘Malgré un effort systématique pour séparer l’âme du corps […], les écrans mexicains laissent passer une réalité incontournable : la présence d’un érotisme répandu bien que réprimé, objet de jouissance coupable, et l’existence d’une question cruciale : pourquoi la femme s’adonne-t-elle au péché ? question qui en cache une autre plus directe : jouit-elle, ma mère jouit-elle ? 374 ’Une forme de complémentarité finit par s’esquisser entre ces deux personnages qui configurent la vision de la femme au Mexique :
‘Al compararla con la Malinche, se antoja que la virgen de Guadalupe es complementaria de aquella, algo así como el anverso de una misma imagen […]. Y ambas imágenes, aunque opuestas, permanecen latentes en la idiosincrasia de nuestro pueblo; una como recepto de hostilidades, y la otra como depositaria de virtudes 375 . ’À partir de cette dichotomie originelle, une typologie des rôles féminins peut être établie. C’est ce que font non sans un certain humour Edgardo Reséndiz et Roberto Villareal, en distinguant quatre catégories fondamentales : ‘«’ ‘ la madre santa ’», ‘«’ ‘ la noviecita santa ’», ‘«’ ‘ la perdida pero de buen corazón ’» et ‘«’ ‘ la perdida, perdida, perdida’ 376 . » La formulation même de leurs catégories, particulièrement répétitive, tourne le genre en dérision en suggérant qu’il propose une vision simplificatrice de la réalité sociale. Or, dans les films, les figures féminines sont très fortement polarisées, comme l’indique Aurelio de los Reyes en évoquant la figure de la mère telle qu’elle se donne à voir dans le cinéma mexicain depuis le film Madre querida de Juan Orol :
‘Una figura nacida sólo, ante todo y sobre todo para la abnegación, para el llanto y para el sufrimiento; un ser andrógino, cuya única razón de ser es ésta: Ser Madre. Todo lo demás no vale nada, al grado de que el (pobre) cine mexicano […] tendrá que buscar inmediatamente otra mujer: la prostituta (rumbera) y formar la casa chica, donde inmediatamente por cierto la prostituta que ante todo es madre y por supuesto se afana fundamentalmente en ser esposa, se convertirá en otra madre-esposa igual de insufrible que la anterior 377 .’Le ton dévalorisant sur lequel les représentations féminines sont abordées est frappant. C’est sans doute la raison pour laquelle ces analyses d’Aurelio de los Reyes, si elles ne sont pas dénuées de fondement étant donnée la force du schéma culturel qui dicte ces représentations, semblent simplificatrices, en tout cas si on les confronte à la réalité du corpus. En effet, les personnages féminins mis en scène dans les films sont dans bien des cas caractérisés de façon moins tranchée que de telles analyses ne le laissent à penser. Le cas le plus flagrant peut être trouvé dans les personnages incarnant simultanément ces deux versants de la féminité. Dans Víctimas del pecado par exemple, le personnage de Violeta (Ninón Sevilla), adopte un comportement maternel alors qu’elle est elle-même prostituée. Elle prend en charge un enfant qui n’est pas d’elle, mais qui a été sordidement abandonné par sa propre mère, Rosa, elle aussi prostituée et travaillant dans le même cabaret que Violeta. Le personnage de Rosa est en fait déchiré entre son enfant et son souteneur qui en est le père mais le refuse complètement. Pour ne pas perdre son homme, elle met dans un geste symbolique son enfant dans une poubelle en pleine nuit, et Violeta, indignée, le recueille. Sa condition de prostituée se traduit dans sa maladresse initiale à exercer ses nouvelles fonctions de mère, puisqu’elle doit demander des conseils à une infirmière pour apprendre à manipuler le bébé, au moment où elle veut le baigner. Violeta synthétise bien les deux versants de l’image féminine, puisqu’elle n’abandonne pas ses activités au cabaret mais les utilise pour payer à cet enfant une école.
Dans Viajera, la danseuse interprétée par Rosa Carmina tombe enceinte d’Alfonso, qui est marié mais n’a pas d’enfants. À la fin du film, la danseuse se rend chez la femme de son amant et lui cremet le bébé, au motif qu’elle n’est pas digne d’être mère, puis elle se rend à la gare et quitte la ville. Alfonso, après avoir tenté de la rattraper, voit partir son train. Les dernières images du film montrent le couple d’Alfonso et sa femme réunis autour de l’enfant, dont la véritable mère est partie. La notion de sacrifice, portée dans ce film jusqu’aux limites du supportable, n’est donc pas l’apanage des seules ‘«’ ‘ mères ’» mais peut aussi caractériser les femmes de ‘«’ ‘ mauvaise vie ’». Il semble d’ailleurs bien souvent que c’est le prix à payer pour racheter une existence qui les avait conduites à s’affranchir des normes sociales dominantes.
Angélica Patricia Martínez Sustayla, Análisis de algunos personajes femeninos en el cine mexicano. Visión de cuatro directores, Tesis de licenciatura en ciencias de la comunicación, Mexico, UNAM, 1989, p. 22.
Juana Armanda Alegría, Sociología de las mexicanas, Mexico, Diana, 1983, p. 72.
Julia Tuñón, « La Sexualité féminine dans le miroir du mélo mexicain », Cinémas d’Amérique latine, mars 1993, n°1, p. 30.
Ibid., p. 31.
Juana Armanda Alegría, op. cit., p. 103-104.
Edgardo Reséndiz et Roberto Villareal, Esas Extrañas Mexicanas de celuloide, Monterrey, Castillo, 1995, p. 34.
Aurelio de los Reyes, 80 años de cine en México, p. 109-110.