I B. La légitimation de la prostitution et ses limites

Les films du corpus mettent en scène des femmes accédant à une certaine indépendance par leur activité professionnelle. Lorsque le rempart familial qui les protège au départ a disparu, elles doivent s’assumer par elles-mêmes, sans compter sur l’aide d’un père ou d’un frère. La vision que de tels films proposent de l’activité féminine montre qu’il n’existe pas vraiment d’alternative entre le fait de vivre en harmonie dans un cadre familial, ou celui de travailler comme entraîneuse dans un cabaret, de la même façon que, sur le plan personnel, il n’existe pas de moyen terme entre la condition de mère et celle de prostituée.

Bien souvent, le passage de la première situation à la deuxième est matérialisé par une ellipse temporelle et narrative faisant l’économie de toute tentative d’explication des motifs pour lesquels le personnage s’est retrouvé dans cet état. Un tel raccourci permet de montrer que le passage de la cellule familiale à la prostitution est en quelque sorte inéluctable, ou en tout cas qu’il se passe aisément de tout commentaire. Nous sommes alors dans le cas de ce que Gérard Genette définit dans le champ littéraire comme une ‘«’ ‘ ellipse implicite, c’est-à-dire […] dont la présence même n’est pas déclarée dans le texte, et que le lecteur peut seulement inférer de quelque lacune chronologique ou solutions de continuité narratives’ 378 . » L’économie narrative fait écho au contenu thématique du film : l’absence de toute forme de transition suggère certes une rupture brutale entre la première et la deuxième situation, mais contribue également à présenter cette dernière comme nécessaire.

Dans Siboney, il n’est pas fait directement allusion à la prostitution – la date du film (1938) y est sans aucun doute pour quelque chose – , mais la représentation d’Inés dans ses fonctions de vedette de cabaret est filmée sans aucune forme de transition par rapport à sa situation précédente. En effet, dans la séquence précédente, elle dialogue avec son oncle, après que son amoureux Luis a dû fuir à cause d’un duel. La séquence suivante montre des images du voyage de Luis, puis nous nous trouvons plongés directement dans un cabaret de La Havane où se produit la jeune femme. Nous sommes bien ici dans le cas de ce que Genette décrit en littérature comme une ‘«’ ‘ ellipse implicite ’», puisqu’aucun élément ne vient matérialiser à l’écran les différentes étapes ayant conduit le personnage dans la situation où on le retrouve. Le spectateur doit reconstruire la chronologie des événements, et déduire du départ de Luis le fait qu’Inés quitte la province pour la capitale.

Dans Aventurera, le passage de l’environnement familial à celui du cabaret est également montré comme inévitable, l’héroïne ne pouvant visiblement aspirer à aucun autre statut professionnel que celui d’entraîneuse. Après la mort de son père, Elena quitte sa maison et s’essaye à différents emplois pour gagner sa vie. Il s’agit à ce moment d’emplois que l’on pourrait qualifier de respectables et considérés comme féminins, puisqu’elle est montrée successivement dans des tâches de secrétaire, de vendeuse et de domestique. Ce panorama de métiers par lesquels passe Elena est emblématique de ceux que le cinéma mexicain représente traditionnellement, selon Julia Tuñón :

‘¿En qué trabajos encontramos a la mujer en la pantalla? Las actividades más comunes son las que en la realidad también lo son: vemos sirvientas, empleadas, vendedoras de fritangas, secretarias y prostitutas, aunque en la pantalla estas últimas suelen estar adornadas con el glamour de ser artistas o vedettes, como si estas actividades fueran un no-trabajo 379 .’

Il semble impossible à Elena de travailler ‘«’ ‘ honnêtement ’», car les hommes qui l’entourent – et en particulier ses employeurs – se montrent entreprenants vis à vis d’elle. Dans le premier cas, son patron au deuxième plan lui dicte une lettre tout en se rapprochant progressivement d’elle pour l’embrasser. La réaction d’Elena est immédiate : elle se retourne et le gifle. Le passage d’un emploi à l’autre est marqué à l’écran par un fondu enchaîné, suggérant la continuité des situations que la jeune femme doit affronter dans le monde du travail, tout en indiquant qu’elle est enfermée dans un système de relations dont elle ne peut pas s’affranchir : le deuxième emploi la montre aux prises avec un client, tout aussi entreprenant que le patron du premier. Enfin, alors qu’elle sert comme domestique, le maître de maison fond lui aussi sur elle, et elle n’est sauvée de cet empressement que par l’irruption de sa femme.

Contrairement à ce que l’on avait pu observer dans Siboney, il n’y a pas ici d’ellipse mais au contraire le recours à une forme cinématographique spécifique – l’enchaînement de séquences similaires reliées entre elles par des fondus enchaînés – indiquant que la seule solution pour la jeune femme ayant quitté son foyer est de finir dans un cabaret. Les deux systèmes de représentation disent la même chose : l’absence d’espace pour la femme hors du foyer familial, du moins tant qu’elle souhaite mener une vie considérée comme ‘«’ ‘ honnête ’», ce qui est le cas d’Elena. La concupiscence masculine la pousse à finir dans les griffes de la proxénète Rosaura, mais les hommes ne font l’objet d’aucune attention particulière de la part du cinéaste qui se concentre sur le destin de la jeune femme, véritable centre d’intérêt du film.

Ce mode de représentation permet d’éluder toute remise en cause du système social poussant les personnages féminins sur la voie de la prostitution. Le traitement des figures féminines fait réapparaître le motif mis au jour dans le cadre des représentations sociales en général : les problèmes sociaux sont, dans le mélodrame, masqués par un discours moralisant qui insiste sur le caractère singulier de la destinée de ses personnages. Ce phénomène a été justement observé par Lilia Bertha Abarca Laredo :

‘El problema de la prostitución nunca se ha tocado desde el punto de vista social. Se maneja la imagen de la mujer que ha caído en el pecado y la perdición; se le condena y se le culpa de su situación. Ella es ‘mala’, es ‘culpable’, o en el mejor de los casos lo es el destino pero nunca el sistema político, económico y social que genera este mecanismo de explotación 380 .’

Elle ajoute un peu plus loin : ‘«’ ‘ Para estas mujeres, la prostitución es la única alternativa laboral con la cual pueden satisfacer las necesidades elementales de subsistencia, tanto para ellas como para sus familiares. ’» Dans Víctimas del pecado en effet, la prostituée exerce ce métier pour subvenir aux besoins de l’enfant qu’elle a recueilli et auquel elle tente de donner la meilleure éducation possible, en l’envoyant en pension, bien loin à la fois spatialement et socialement de la réalité quotidienne dans laquelle elle vit et dont il dépend.

Cette stratégie de représentation tient au genre mélodramatique lui-même, et ce qui vaut sur le plan de la société en général trouve son prolongement dans ses épiphénomènes, notamment les modes de représentation de la femme. Comme l’écrit Luisa Passerini, ‘«’ ‘ sans attribuer à la culture de masse la capacité de fomenter des complots diaboliques, il faut toutefois reconnaître sa propension au renversement et au camouflage des problèmes réels’ 381 . »

Une modification dans ces représentations intervient lorsque l’on aborde le corpus des films plus directement ancrés dans la réalité cubaine. En effet, si dans le contexte mexicain il est souvent fait référence à la situation de l’héroïne avant la chute, ce qui implique de faire intervenir des notions de responsabilité individuelle et de culpabilité, dans les films tournés à Cuba, cette étape tend, sinon à disparaître complètement, du moins à occuper une place moins importante dans l’économie narrative des films. Ainsi par exemple, dans Sandra, la mujer de fuego ou Viajera, l’héroïne est directement saisie dans ses fonctions de danseuse, et la référence à la prostitution éventuelle est bien moins évidente. Le premier film s’ouvre sur un numéro musical où la jeune femme chante et danse devant le public de l’hôtel Comodoro ; dans le deuxième, elle est directement présentée comme danseuse de cabaret. Il ne s’agit plus dans ce cas de représentation de l’adolescence de la jeune femme, comme s’il allait de soi que le fait de travailler dans un cabaret pouvait être une activité féminine acceptable. Malgré tout, les intrigues de ces films continuent de caractériser les personnages féminins comme potentiellement dangereux pour les hommes qui les entourent. Elles se posent toujours en marge de la norme sociale acceptée, en particulier celle du mariage et de la maternité, et c’est pourquoi cet affranchissement ne peut être que temporaire et finit toujours par être payé au prix fort.

Notes
378.

Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 140.

379.

Julia Tuñón, op. cit., p. 271.

380.

Lilia Bertha Abarca Laredo, La Prostitución en la historia del cine mexicano, 1931-1982, Tesis de licenciatura en periodismo y comunicación colectiva, Mexico, UNAM, 1986, p. 128.

381.

Luisa Passerini, « Société de consommation et culture de masse », Histoire des femmes en Occident. Le xx e siècle, p. 299.