Ces films ont tendance à proposer une vision esthétisée de la femme et de son corps. Une telle forme de représentation se donne d’ailleurs à voir dès les premiers films mettant en scène les milieux du cabaret et de la prostitution, en particulier depuis La Mujer del puerto, comme le rappelle Ana Cecilia González Velasco :
‘La imagen pulcra, distinguida y con reminiscencias de vampiresa de Rosario […] da la impresión de ‘chocar’ contra las burdas imágenes de las prostitutas de la zona portuaria a donde llega el personaje de Boytler a ganarse la vida, una vez que ha sido deshonrada.Cette remarque, fondée sur l’observation d’éléments concrets du mode de représentation du personnage, en particulier ses costumes et attitudes, suggère la volonté d’en proposer une image fortement esthétisée, dont il est souligné qu’elle contraste avec la réalité à laquelle le film fait référence. L’image filmique de la prostituée est une authentique création cinématographique, qui se prolonge et se modifie à travers les films du corpus, en particulier en ce qui concerne le versant moral de cette représentation.
En termes d’image, l’importance du personnage de la rumbera donne au mélodrame mexicain un de ses traits esthétiques spécifiques, si l’on en croit les analyses de Silvia Oroz. Après avoir souligné l’origine cubaine du personnage, elle s’attache à en définir les caractéristiques sur le plan de la représentation et de la mise en scène. Les éléments mis en avant nous intéressent particulièrement car ils interviennent dans les films. Elle écrit ainsi, à propos du personnage de la rumbera :
‘A través de la danza se conecta más desinhibidamente con el cuerpo, con el que mantiene una correspondencia pícara que la aproxima al hombre en lo sexual. Esa aproximación está marcada por la forma alegre de los ritmos que encarna. Su físico, que no corresponde al patrón impuesto por el cine norteamericano o europeo, estaba, con sus muslos gruesos y caderas generosas, lejos de aquel tipo de belleza 388 .’En observant l’apparence physique des femmes du cinéma mexicain et cubain, il apparaît clairement, tout comme le souligne Silvia Oroz, que leur physique est relativement éloigné des modèles du genre venus de l’extérieur. Cela peut facilement être illustré en confrontant deux images de femmes de cabaret : Gilda et la rumbera dans toutes ses manifestations, puisque ces figures féminines ont en partage des formes corporelles particulières. Dans le premier cas, il s’agit d’une femme dont la sensualité se manifeste dans les limites imposées par une impressionnante élégance. La charge érotique de la dernière scène dans le cabaret est évidente, mais elle tire davantage du côté de la lenteur, ce qui se manifeste également à travers le rythme de la chanson interprétée par Gilda-Rita Hayworth.
Au contraire, les héroïnes de nos films incarnent une forme d’érotisme plus débordant et explosif, se traduisant lui aussi par la rythmique des chansons sur lesquelles elles exposent leurs charmes. Une actrice comme María Antonieta Pons pourrait sur ce point représenter un versant presque frénétique de la danseuse de rumba, tant elle se démène littéralement et de façon particulièrement rapide sur des rythmes endiablés. Sur le plan strictement physique, on peut remarquer, tout comme le suggérait Silvia Oroz, que ces danseuses sont dotées de formes généreuses, aux antipodes des héroïnes nord-américaines plus filiformes. L’impression de débordement charnel des rumberas se manifeste sur plusieurs plans fonctionnant dans un système d’échos et de redoublements, où l’apparence physique et les rythmes musicaux se répondent pour constituer une image très cohérente de ces femmes.
La sensualité féminine se manifeste de façon privilégiée dans les séquences chorégraphiées, particulièrement abondantes dans les films. Le corps féminin est exhibé comme objet de contemplation offert au regard du spectateur, et la façon dont les personnages féminins y sont mis en scène est osée.
Il s’agit d’authentiques spectacles dans le spectacle, puisque les films mettent en scène des numéros de cabaret qui se déroulent devant un public, que l’on peut considérer comme la prolongation à l’écran de celui qui est assis dans la salle obscure. Cela produit un engagement particulier du spectateur de cinéma face au spectacle qu’il est en train de contempler, tout à la fois jubilatoire et déceptif, que Marc Vernet a finement analysé :
‘Dans le regard à la caméra de type Astaire, j’accepte pour un temps de ne plus être au cinéma mais au music-hall où je sais que la vedette interpelle la salle […]. Mais je vois autre chose encore dans le phénomène : le numéro de music-hall apparaît dans le film comme l’effigie d’un événement qui aurait eu lieu antérieurement et surtout réellement, avec un vrai public en présence de l’artiste, en chair et en os, mais où nous, spectateurs, nous n’étions pas […]. Structure […] qui n’est pas sans rappeler dans son fonctionnement la situation que connaît tout individu, en particulier dans l’expérience de la nostalgie où je contemple avec délectation ce personnage que j’étais, que j’aurais pu être, que je ne suis plus, que peut-être je n’ai jamais été, et où pourtant j’aime à me reconnaître 389 .’La fascination exercée par ces danseuses est en grande partie liée au fait qu’elles incarnent ces personnages sulfureux et sans tabous sexuels que sont les prostituées, comme en témoigne José Luis Cuevas :
‘Mi afición a este género no surge como un problema de grupo o de contagio por el hecho de que a nosotros nos gustara eso, sino que yo vengo de un barrio popular, entonces, ese cine para mí resultaba un espectáculo muy estimulante. No hay que olvidar que la rumbera del cine mexicano es la prostituta del cine mexicano.La notion de ‘«’ ‘ spectacle ’» est au cœur des souvenirs du spectateur : l’artificialité de la représentation de la femme qu’engagent les scènes auxquelles il est fait allusion se donne véritablement à voir, et fait partie du plaisir pris par le public, qui se retrouve face à une mise en scène de ses propres fantasmes. La rumbera est donc un élément essentiel de l’esthétique mélodramatique.
Deux films suffisent à illustrer cette idée : Aventurera et Sandra, la mujer de fuego. Le premier tourne tout entier autour du personnage d’Elena incarné par Ninón Sevilla, qui passe du statut de jeune provinciale rangée à celui de prostituée qui assume son corps et l’utilise comme outil de travail et de séduction.
Une fois qu’elle travaille au cabaret, elle multiplie les numéros de danse dont certains affichent une (auto)sensualité sans la moindre ambiguïté, comme le souligne Julia Tuñón :
‘Le ton érotique de certains films transparaît dans l’innocence de la danse. Dans Aventurera […] Ninón Sevilla a deux chorégraphies éblouissantes : En el jardín de Alá et Chiquita banana. Dans la première, drapée de voiles, elle danse et virevolte dans un espace aux dimensions d’un petit cabaret. Elle se masturbe en dansant, au moins à deux reprises, pas ostensiblement pour ménager les enfants qui sont dans la salle, mais de façon suffisamment évidente pour donner libre cours aux fantasmes érotiques de nombre d’adultes 391 .’Cette scène de danse est emblématique de ce que le corps-spectacle permet de montrer des femmes, dès lors qu’elles sont saisies dans le cadre d’une représentation et non dans un espace privé. Toutefois, le fait d’évoquer l’‘»’ ‘ innocence de la danse ’» paraît discutable, surtout dans le cas que développe Julia Tuñón par la suite dans son analyse. Les gestes de masturbation de Ninón Sevilla sont très clairs, puisqu’elle se caresse le corps d’une façon qui semble bien plus ‘«’ ‘ ostensible ’» que ce que l’auteur suggère. L’érotisme de cette scène n’est pas implicite mais se donne au contraire à voir d’une manière très immédiate.
Dans Sandra, la mujer de fuego, l’érotisme et la dimension charnelle de l’actrice Rosa Carmina ne sont pas non plus seulement suggérés mais bien exhibés, de façon très claire là aussi. Au début du film, le désir sexuel de la jeune femme est montré lors de sa nuit de noces, alors qu’elle attend son mari dans sa chambre. Ce qui est montré par les images est d’ailleurs mis en valeur par l’intervention d’une voix off qui vient en redoubler le message. Sandra est allongée sur son lit, arborant déshabillé suggestif, dans une attitude qui montre qu’elle attend, offerte, son époux. Dans cette séquence, le désir est caractéristique du personnage, à un double niveau : tout d’abord parce qu’il est clairement dit qu’elle-même désire la visite de son mari – ce qui, dans le contexte de la nuit de noces, est sans aucune ambiguïté quant au caractère sexuel de la rencontre attendue, d’ailleurs, les convives qui quittent la maison de don Miguel lui souhaitent tous une ‘«’ ‘ bonne nuit ’» avec une insistance lourde de sous-entendus sur ce plan – mais aussi parce qu’elle est désirable, ou tout du moins représentée comme telle au spectateur. Plus tard, vers la fin du film, lors de la séquence au cours de laquelle Sandra rejoint les paysans en train de jouer de la musique dans le jardin, Orol gratifie le spectateur d’un plan à la fois prolongé et appuyé sur les fesses du personnage, qui occupent littéralement tout l’écran. On peut sans doute mesurer ici la part de fantasme propre au metteur en scène, qui en dit long sur ce qu’il entend communiquer au spectateur. Dans ce cas encore, il s’agit d’un passage dansé, où la musique joue un rôle primordial dans la représentation de ce corps féminin.
L’importance de la musique est donc fondamentale. Elle permet en outre de relier des catégories esthétiques et morales, car elle fait de ces films un véritable appel à la jouissance du spectacle physique auquel elle invite le spectateur à participer de façon directe. C’est ce qu’indiquent à juste titre Fernando Fuentes Solorzano et Laura Rustrian Ramírez :
‘No se trata de pensar, de meditar, de ‘gozar espiritualmente’; lo que importa es participar, junto con la heroína, de sus desventuras amorosas, de sus formas conductales, de su pésima suerte, de sus desenlaces aleccionadores; […] de satisfacerse visual y no conscientemente de la belleza humana: sus formas externas, nada más 392 .’La dimension spectaculaire au sens propre de ces femmes est clairement affirmée, et finit par configurer une représentation féminine autonome, dotée de ses propres caractéristiques : la rumbera, incarnée dans la plupart des cas par des artistes d’origine cubaine.
‘Por cierto que el género fue también el terreno propicio para el dudoso lucimiento de las ‘prodigiosas’ estrellas de cabaret: Leticia Palma, Rosa Carmina, María Antonieta Pons, Meche Barba, Emilia Guiú, Elsa Aguirre, Lilia Prado y ‘bailarines que las acompañan’.La dernière remarque pousse les deux auteurs à formuler une question intéressant notre réflexion : ‘«’ ‘ Cabe preguntarse si Orol, pese a todo, no es quien le dio la tónica del cine mexicano de rumberas. ’»
Ana Cecilia González Velasco, La Prostituta en el cine mexicano, Tesis en licenciatura de la comunicación, Mexico, Universidad iberoamericana, 1979, p. 19.
Silvia Oroz, op. cit., p. 72.
Marc Vernet, Figures de l’absence, Paris, Editions de l’Etoile, 1988, p. 14-22. Dans son ouvrage consacré aux actrices particulières que sont les rumberas, Fernando Muñoz Castillo illustre cette idée : « Las rumberas llevan el pecado encima porque bailan, muestran piernas, mueven caderas al compás del cabello que vuela y brilla por los reflectores, se menean sinuosas transportándonos a espacios insospechados […]. Energías primigenias que nos iniciaron en la voluptuosidad, el erotismo y el placer carnal. Perseguidas en sueños y en cabaretes de zona roja. Siempre con la ilusión y el deseo de encontrarnos a alguna mujer parecida a ellas, las únicas. », Las Reinas del trópico, p. 15-16.
Ibid., p. 17.
Julia Tuñón, « La Sexualité féminine dans le miroir du mélo mexicain », p. 26.
Fernando Fuentes Solorzano et Laura Rustrian Ramírez, op. cit., p. 164.
Ibid., p. 165.