L’importance de l’apparence physique des personnages féminins des films est fondamentale, puisqu’ils mettent en scène des femmes fondant leur réussite professionnelle et sociale sur la mise en avant de leur corps. Cela concerne aussi bien les prostituées en tant que telles que les rumberas. Or, cette apparence permet aussi de révéler certaines caractéristiques morales des personnages. En effet, les films insistent largement dans leur représentation sur le bouleversement que connaissent ces femmes, à la fois sur le plan physique et moral, au moment où elles passent d’un statut de jeunes filles ordinaires à celui de danseuses de cabaret ou d’entraîneuses. La plupart des films jouent du contraste dans l’apparence et le comportement de leurs personnages féminins saisis dans des moments opposés de leur existence. Il s’agit d’un phénomène déjà rencontré chez Elena dans Aventurera. Tout un système de signes vestimentaires et comportementaux afférents se met ainsi en place. La trajectoire d’un état à un autre est flagrante dans les productions mettant en scène les jeunes femmes avant et après leur chute dans la ‘«’ ‘ mauvaise vie ’». Pour les autres, seul le deuxième aspect est montré, mais là aussi selon un code strict qui régit l’image de leurs héroïnes.
L’apparence physique fait sens, de telle sorte que le spectateur peut aisément identifier à quel moment de son existence il saisit le personnage. Dans Coqueta par exemple, le décalage est fortement marqué entre l’héroïne incarnée par Ninón Sevilla, au début du film où elle apparaît dans un uniforme de pensionnaire, et la suite, où elle arbore des costumes de scène plus affriolants. De la même façon, dans Thaimí, la hija del pescador, un changement de taille s’opère dans la jeune fille entre les premiers temps du film où elle vit dans son village entourée de son père et de la communauté des pêcheurs, et la suite où elle joue dans un cabaret. Le corps fait bien signe et contribue à désigner l’activité du personnage.
Par ailleurs, l’apparence physique et l’attitude des personnages féminins servent également à les positionner les uns par rapport aux autres, non seulement en ce qui concerne leur activité professionnelle, mais aussi en fonction de l’échelle des valeurs sociales et morales. Tous les personnages féminins des films ne sont pas des danseuses de cabaret, et les fiancées ‘«’ ‘ officielles ’» des hommes qui les fréquentent sont également souvent présentes. La mise en parallèle de ces images de femmes est riche d’enseignements, et confirme les remarques antérieures : ce qui vaut pour un seul personnage envisagé en fonction de ses propres modifications s’observe également entre les personnages. Dans Viajera, ou Thaimí, la hija del pescador l’apparence physique des danseuses contraste clairement avec celle des fiancées officielles, celles que la norme sociale accepte. Cela concerne aussi bien l’apparence vestimentaire que l’attitude générale de ces personnages. Là où les danseuses se montrent exubérantes et débordantes de vie, les autres sont plus réservées, voire franchement rabat-joie en ce qui concerne Alicia, la fiancée de Julio dans le deuxième exemple.
Un personnage met au jour de façon particulièrement éloquente ce réseau de contrastes : dans Aventurera, Rosaura, incarnée par Andrea Palma cumule en quelque sorte les deux fonctions simultanément dans le film, ce qui est rare car la plupart du temps, les personnages féminins passent de l’une à l’autre. Rosaura est à la fois la tenancière d’une maison close de Ciudad Juárez, et une respectable mère de famille dans la très provinciale et formelle Guadalajara – c’est du moins la façon dont ses propres fils présentent eux-mêmes la ville à Elena.
En tant que mère de famille, Rosaura porte des vêtements très stricts, en parfaite adéquation avec sa condition de notable. En revanche, lorsqu’elle se trouve sur son lieu de travail, ses tenues sont bien plus décolletées et agrémentées, à grands renforts de broderies et de dentelles noires visant à mettre en valeur ses opulents atouts physiques. Par ailleurs, et ce n’est pas là un détail anodin mais bien au contraire l’un des éléments faisant partie du code vestimentaire et comportemental des personnages féminins, elle fume. Or la cigarette est un attribut essentiel du personnage de la prostituée, un élément constitutif de sa représentation esthétisée, mis en œuvre pour tous les personnages féminins remplissant les mêmes fonctions. Ainsi, l’apparence même de ses personnages fonctionne bien comme un système de signes organisés dans un code permettant de les identifier.
L’adéquation entre l’extériorité physique des personnages et leur intériorité morale se donne à voir de façon éclatante dans le cas des femmes défigurées. Ces personnages l’affirment eux-mêmes comme par exemple Ana dans La Mujer marcada. Alors que le musicien Germán lui propose de se faire opérer, elle lui dit : ‘«’ ‘ lo que cambia el cuerpo también cambia el alma. ’» Cela montre que son apparence physique est un révélateur de son caractère. De la même façon, dans Piel canela, le personnage interprété par Sara Montiel se présente comme agressif tant qu’elle est marquée du sceau de la mutilation physique. Une fois cette étape passée, elle reprend son caractère de femme, c’est-à-dire qu’elle devient capable de sentiments tendres envers les autres en général et les hommes en particulier. En ce sens, ce film est le digne héritier de ceux qui l’ont inspiré, A Woman’s face et En Kvinnas Ansikte, où l’on observait chez les personnages féminins la même adéquation entre extériorité et intériorité, avec les mêmes modifications parallèles des deux éléments.
Sur ce point, le mode de représentation des femmes fonctionne à l’inverse de celui des hommes. En effet, ceux-ci compensent une apparence physique peu avantageuse par des qualités morales remarquables, alors qu’elles semblent vouées à vivre une vie de perdition tant qu’elles n’ont pas retrouvé un physique féminin acceptable. C’est ce que suggèrent les remarques de Patricia Torres San Martín sur les figures masculines dans le cinéma mexicain, à travers l’exemple de Salón México :
‘Llama la atención en esta cinta, un clásico del cine mexicano, que a la figura del gran villano, estafador y ‘padrote’ de Paco, la acompaña otra representación que había tenido sus orígenes en Santa, aquélla del buen hombre, feo, solitario, pero bondadoso, que saca del mundo pecaminoso a su amada, la del policía Guadalupe, encarnado por los rasgos indígenas de Miguel Inclán 394 .’Si la laideur physique n’est pas l’apanage des personnages féminins, sa signification n’est pas la même selon qu’elle touche les hommes ou les femmes. Dans le cas de Guadalupe, le fait d’avoir des traits pointant une origine indienne peut être mis sur le même plan qu’une forme de difformité, alors qu’au contraire, chez les personnages féminins, le fait d’avoir des traits différents – en particulier dans le cas des mulâtresses – ne constitue pas en soi un élément de dévalorisation mais un possible exotisme.
Le fait de connaître une transformation physique ouvre la voie à une forme de revanche sociale. Pour les femmes défigurées, l’opération, qui constitue un moment clé dans le film et dans l’évolution du personnage, permet aux héroïnes de passer, sur le plan social, d’un statut à un autre. Dans Piel canela, le chirurgien Carlos dit à sa future patiente : ‘«’ ‘ Yo puedo transformar tu rostro y embellecer tu alma que desconoces’. » Cette phrase souligne l’enjeu que constitue la modification physique. La différence physique est caractérisée par une convergence de signes permettant de former une image très cohérente et différenciée du personnage en fonction du moment de son histoire où il est saisi.
La différence se donne à voir en premier lieu par la transformation du visage du personnage. Dans un premier temps, sa mutilation est révélée au spectateur, et les actrices portent un maquillage mettant l’accent sur la partie abîmée de leur visage. Après l’opération, toute trace de cette blessure a été effacée. Il s’agit du signe le plus évident du changement physique de ces femmes, mais il n’est pas le seul : les costumes permettent également de mettre en valeur et de traduire dans les images la métamorphose que connaissent ces femmes. Dans un premier temps, celui qui constitue la période précédant l’opération, elles arborent des tenues à la fois sombres et sobres, ne mettant pas en avant leur corps et permettant d’insister sur leur visage. Une fois opérées, la transformation de leur visage est accompagnée et comme redoublée par celle de leurs tenues vestimentaires : ayant recouvré leur féminité sur le plan physique, elles n’hésitent plus à se montrer dans des tenues plus suggestives, qui leur confèrent une indéniable dimension érotique. Cette situation est d’autant plus remarquable que ces personnages qui étaient au départ des femmes des rues sans occupation professionnelle se mettent à travailler dans des cabarets, ce qui implique des tenues vestimentaires adaptées 395 . Le cas des femmes défigurées est en quelque sorte l’incarnation extrême des signes physiques qui s’organisent dans un code pour caractériser les personnages.
Un autre élément permet de penser ces femmes comme emblématiques du parcours des personnages féminins dans les films. Comme c’est le cas pour nombre de prostituées ou danseuses de cabaret, la revanche sociale à laquelle se livrent ces personnages féminins doit être relativisée, car elle ne leur permet de triompher que temporairement. Finalement, la fragilité du personnage est réaffirmée par sa propre trajectoire. Les trois femmes défigurées du corpus connaissent, malgré leur opération et les changements que cela a représenté pour elles, tant sur le plan physique que moral et social, une fin qui les exclut de la société. Piel canela meurt, Ana et Leticia sont arrêtées par la police, rattrapées par leur passé et leurs anciennes fréquentations. Cela confirme que la loi sociale est finalement la plus forte, et que l’opération, si elle a bien été à l’origine d’une profonde modification de ces personnages, n’a pas été capable de tout résoudre. Le triomphe dans le cabaret et dans la société n’est donc qu’une étape transitoire, et ne permet pas au personnage d’échapper à son destin. D’ailleurs, l’apparence physique avantageuse des danseuses de cabaret s’oppose à leur détresse intérieure.
Patricia Torres San Martín, Cine y género, la representación social de lo femenino y lo masculino en el cine mexicano y venezolano, Guadalajara (Mex.), Universidad de Guadalajara, 2001, p. 96.
La seule exception à cette règle est celle de Piel Canela, qui travaille dans un cabaret dès le début du film, avant son opération. Dans ce cas, cela sert à souligner le lien du personnage féminin avec les bas-fonds d’un monde nocturne et violent.