Le milieu du cabaret offre aux personnages féminins la possibilité de s’épanouir sur le plan artistique, car les héroïnes des films jouissent d’un succès public largement filmé. Dans la plupart des cas, les numéros de chant et de danse sont construits en champ-contre champ, dans un système faisant alterner des plans de l’artiste et d’un public, essentiellement masculin, en train de l’admirer. L’activité féminine s’y donne à voir comme un spectacle esthétique et érotique appréciable. Par ailleurs, le fait de sortir des chemins tracés par la bonne société et ses lois – en particulier celles du mariage et de la maternité – permet également à ces personnages d’accéder à une autre forme d’épanouissement, touchant plus directement à leur féminité. Cette dimension est à mettre en relation avec les visées commerciales des films, comme le rappelle Julia Tuñón à propos du cas particulier des prostituées :
‘Cabe preguntarse las razones por las cuales su peso en la pantalla es mayor que el de las mujeres que trabajan en campos más ‘decentes’. Es claro que su tema linda con el sentido moral […], pero además esas imágenes permiten una serie de recursos atractivos como el baile, los trajes de noche, las lentejuelas, una vida que parece regida por la libertad 396 .’Julia Tuñón envisage la fascination exercée par ces personnages du point de vue du public réel, celui de la salle de cinéma, mais il apparaît clairement dans les films que ce public trouve son incarnation à l’écran dans celui des cabarets où se déroule l’action. Sa conclusion illustre la façon dont s’exerce cette fascination, en plus de celle, concrète, de la beauté des femmes dont le corps est largement exhibé. L’allusion à la ‘«’ ‘ liberté ’» dont elles jouissent fait sans nul doute partie des éléments permettant de valoriser l’état des danseuses et des prostituées, elle constitue leur ‘«’ ‘ revanche ’» sur un univers social qui tend à les exclure. Ainsi, ces femmes paraissent dotées d’un véritable pouvoir et d’une grande autonomie. C’est ce qu’indique Julia Tuñón un peu plus loin :
‘En función de la identificación, la transferencia y el mensaje didáctico, se hace fundamental representar una faceta del poder femenino que tradicionalmente ha otorgado a las mujeres fuerza y poder: la sexualidad […]. La prostituta, en pantalla, no es sólo una mujer que trabaja y tiene dinero; su importancia radica en ese otro nivel desconocido, en el ejercicio de ese poder alternativo dentro de una sociedad que le ha cerrado otros caminos de actuación.’Cette femme au faîte de sa gloire et de la maîtrise de son propre corps exerce aussi une grande fascination sur son public car elle apparaît comme potentiellement dangereuse, précisément parce qu’elle se montre maîtresse d’une destinée qu’elle s’est choisie et qu’elle mène seule, en dehors du cadre du mariage, et en refusant toute forme de tutelle masculine. Ce point peut toutefois être nuancé par le cas des prostituées dépendant d’un souteneur qui leur impose sa loi. Ce personnage est assez présent dans les films mexicains, mais tend à s’effacer dans le corpus. Ainsi, en ce qui concerne nos films, l’accent est mis sur la femme elle-même, qui n’est pas saisie ou définie en fonction des hommes qui l’entourent. Cela permet de donner plus d’importance encore au fait qu’elle semble s’affranchir de toutes les règles de coercition de la société. Or, cette insistance sur l’autonomie de figures féminines libérées des pesanteurs sociales trouve logiquement sa traduction en termes d’images, comme le souligne Silvia Oroz :
‘La mala y/o prostituta representa una forma de rebeldía femenina dentro de los patrones patriarcales. Odiada, temida y deseada, no sólo desencadena el drama sino que, por ello, tendrá derecho a una mise-en-scène privilegiada y a una sintaxis diferenciada del resto de las mujeres 397 .’Ces femmes bénéficient d’un traitement particulier, tant dans leur apparence que dans la place stratégique qu’elles occupent dans la narration.
Malgré tout, les signes de l’autonomie que parviennent à obtenir de tels personnages doivent être relativisés. Si le passage par le cabaret ne constitue finalement qu’un triomphe temporaire, à l’intérieur même du cabaret, l’épanouissement de ces femmes n’est pas aussi complet qu’il y paraît. Les apparences sont trompeuses, et cette extériorité outrancièrement féminine dans son apparence et ses comportements est rapidement remise en cause. En effet, le prix à payer est bien lourd, et une dichotomie se dessine entre l’apparence enjouée et festive de ces personnages féminins – liée à leur dimension spectaculaire – et une intériorité souvent tourmentée.
Un cas limite illustre cette idée : celui des larmes versées sur scène, présentes dans plusieurs films. Dans une telle situation, le contraste entre l’apparence et la situation de la femme d’une part, et ses propres sentiments d’autre part, est mis en évidence. Ces séquences permettent de souligner que la liberté et le prestige dont elles jouissent ne concernent que leur vie publique, celle qui se déroule dans le cabaret, tandis que leur vie privée est loin d’être aussi satisfaisante. Les causes de la détresse de ces personnages féminins sont à chercher du côté de leur vie sentimentale. Le moment où les artistes se mettent à pleurer sur scène au beau milieu de leur numéro pose le problème de la frontière ténue séparant les deux sphères – publique et privée – de leur existence, en montrant la proximité entre le jeu de la comédienne et la réalité vécue. Dans No me olvides nunca, Luis, l’acteur mexicain, est félicité pour la qualité de sa prestation, et il rend sa part à Rosita, sa collègue cubaine, qui finit par fondre en larmes à la fin de la scène qu’elle devait interpréter. Ce qui est mis sur le compte de ses qualités d’actrice doit en réalité être attribué à la situation émotionnelle dans laquelle se trouve Rosita, alors qu’elle vient de comprendre que Luis ne l’aime pas. Ainsi, la ligne de démarcation qui sépare le jeu de l’actrice de ses propres sentiments est bien fine.
Les coulisses, constituent ainsi littéralement l’envers du décor. Dans les cas où le personnage féminin ne laisse pas éclater son désespoir sur scène, c’est là que leur détresse trouve l’espace requis pour s’exprimer, et pour montrer que finalement, les strass et paillettes de leur vie publique ne sont qu’un fragile vernis qui n’est en rien représentatif de leurs propres sentiments. Cela permet de limiter la valorisation de la liberté de ces femmes, et de réaffirmer le triomphe des valeurs sociales et morales traditionnelles.
Julia Tuñón, op. cit., p. 277.
Silvia Oroz, op. cit., p. 71.