III. Le traitement des personnages féminins : une perspective morale

III A. Les limites de l’affranchissement

Le triomphe des personnages féminins dans le cadre de leur carrière dans un cabaret apparaît toujours comme une situation temporaire dans les films. Cette observation peut être mise en relation avec le système des personnages mis en place dans le schéma de notre première partie. En effet, après avoir subi une épreuve, la victime parvient à retourner la situation, soit grâce à l’aide d’un personnage venant lui prêter main forte, soit par ses propres moyens. Cette phase de la narration correspond concrètement dans les films à celle où le personnage féminin connaît ses heures de gloire dans le cabaret, ce qui lui permet de prendre sa revanche sur une société qui a été injuste envers elle et a précipité sa chute. Cela dit, cette situation ne correspond pas dans notre schéma au dénouement, elle doit être suivie d’une autre forme de péripétie qui donne au récit sa conclusion. La fin des films propose une résolution du conflit pouvant aller dans deux directions plus complémentaires que vraiment opposées : la réhabilitation de la victime ou sa disparition du corps social.

Le cabaret constitue un espace de liberté et d’autonomie pour les personnages féminins, mais ceux-ci sont toujours rappelés à la réalité, et le cabaret ne peut être finalement considéré que comme une parenthèse. En ce sens, il est porteur d’ambiguïté, car il représente à la fois l’exaltation de la féminité libre et sa perdition : s’il permet de donner une image de la femme affranchie des contraintes sociales, tant sur le plan physique que moral, cela permet de mieux la faire rentrer par la suite dans le droit chemin. De la même façon, si ces personnages féminins sont dotés d’une certaine autonomie sur le plan sexuel, en particulier dans le cas des prostituées, cette réalité a elle aussi ses limites. Silvia Oroz signalait que l’exercice de la sexualité et de l’érotisme par ces personnages les rend potentiellement dangereux, ce que vient justement relativiser Julia Tuñón 398 . Elle distingue en effet ce qu’elle désigne comme ‘«’ ‘ la génitalité ’», c’est-à-dire ce qui réduit le sexe à ses fonctions anatomiques et biologiques ; « ‘la sexualité ’», qu’elle relie à la notion psychanalytique de libido, et enfin ‘«’ ‘ l’érotisme ’», considéré comme ‘«’ ‘ ce domaine vaste et confus où interviennent les désirs, les fantasmes, les différences, qui tend à se réaliser conformément aux normes sociales établies par la morale sexuelle, ou à leur encontre’ 399 . »

Or, l’érotisme peut être dangereux pour la société, car il peut s’exercer contre elle selon cette définition. En ce sens, le cabaret où la femme offre son corps en spectacle pourrait donc représenter une forme de menace par rapport aux normes sociales. Afin de limiter ce phénomène, le cinéma mexicain trouve dans le traitement de ses prostituées une efficace parade : ‘«’ ‘ On parle de leur sacrifice avec une insistance suspecte. De quel sacrifice s’agit-il ? Je pense que le plus regrettable est celui de l’érotisme ’», écrit Julia Tuñón. Selon elle en effet, le danger que peut représenter la prostituée – ou la danseuse – pour la société est relativisé du fait que ces personnages sont présentés comme ‘«’ ‘ bons ’», exerçant de telles activités malgré eux, et surtout, ne s’adonnant qu’à la génitalité et en aucun cas à l’érotisme. Julia Tuñón observe d’ailleurs que le commerce du sexe implique des changements dans l’apparence et le comportement féminins : ‘«’ ‘ La femme qui s’adonne au sexe apprend petit à petit les comportements impartis par la loi du genre aux hommes : l’agressivité, la force, le franc-parler, la négligence à l’égard des enfants, le fait de fumer’ 400 . » Malgré tout, ces changements de surface permettant de matérialiser dans les images les transformations que connaissent les personnages féminins sur le fond ne semblent constituer qu’un vernis, toute forme de comportement subversif leur étant finalement interdit dans les films : ‘«’ ‘ Pour le cinéma mexicain l’érotisme des femmes n’est pas un droit mais un risque qui menace les hommes. Ceux qui font le cinéma mexicain révèlent les valeurs dominantes de la société’ 401 . »

Ces remarques valent tout aussi bien pour notre corpus, à une nuance près : le fait de tourner à Cuba semble donner aux metteurs en scène une liberté plus grande dans leur traitement de l’érotisme et des pulsions sexuelles féminines – comme par exemple dans Sandra, la mujer de fuego – mais dans ce cas comme dans les autres, le récit tend à refermer la parenthèse ouverte en prônant dans le dénouement un retour à la norme sociale et morale.

Le cas le plus emblématique de cette trajectoire est celui d’Elena dans Aventurera, puisqu’elle parvient à démasquer les hypocrisies de la société et à en jouer. Elle apparaît exemplaire parce qu’elle pousse jusqu’à ses plus extrêmes conséquences la menace dont la prostituée est potentiellement porteuse envers le corps social. Comme l’écrivent à ce sujet Fernando Fuentes Solorzano et Laura Rustrian Ramírez :

Aventurera es un filme descabellado, demoledor, en el que la dignidad humana se fulmina; las convenciones familiares, el orden social, en fin, todo aquello que de acuerdo con las normas morales se ha dado en llamar sagrado y honorable (el sacrificio, la sumisión, el respeto, la decencia, los buenos sentimientos, la esperanza, etc.) se ponen en entredicho y hasta se ridiculiza a costa de ellos 402 .’

Ces observations sont justes, mais il convient de les relativiser à la lumière des enseignements que l’on peut tirer du dénouement. Si Elena passe bien tout le film à se jouer de sa belle-mère et de sa prétendue respectabilité, faisant voler en éclats toutes les conventions sociales acceptables, elle finit malgré tout elle aussi par rentrer dans le droit chemin. Après s’être déchaînée contre son fiancé et sa famille, qu’elle n’avait de cesse de faire souffrir, elle finit par le retrouver, et le plan final qui les montre s’éloignant ensemble ne laisse aucun doute quant à l’issue matrimoniale de leur relation. Ainsi, alors que son fiancé n’était pas parvenu pendant le film à lui faire abandonner sa carrière de danseuse de cabaret, le dénouement pointe vers un possible infléchissement dans leur relation : la magistrale brebis égarée qu’a été Elena pendant le film finit elle aussi par retrouver le chemin de la bergerie. Elena n’est d’ailleurs pas la seule à abandonner finalement sa carrière pour suivre son homme ; Estela dans Ambiciosa et María Elena dans El Ciclón del Caribe suivent le même chemin…

Peut-être touchons-nous là à l’une caractéristique des productions culturelles de masse, toujours à mi-chemin entre une représentation de la transgression sous toutes ses formes, et sa condamnation finale, si l’on considère le message que délivre l’ensemble du récit sur le plan social et moral. C’est en tout cas ce que suggère Luisa Passerini :

‘L’indication la plus précieuse qui ressort de cette analyse confirme ce que nous avons relevé à plusieurs reprises : la dualité des productions culturelles qui, chaque fois, alimentent de grands espoirs de changement, mais pour finalement donner des réponses en parfaite conformité avec l’ordre établi 403 . ’

La marge de liberté offerte aux personnages féminins dans les films est limitée, ce en quoi les œuvres du corpus sont parfaitement conformes au modèle générique. Ainsi, nous pouvons à présent nous attacher aux éléments concrets qui s’opposent au mouvement d’émancipation de ces personnages.

Notes
398.

Ces définitions apparaissent dans son article déjà cité « La Sexualité dans le miroir du mélo mexicain ».

399.

Ibid., p. 24.

400.

Ibid., p. 28.

401.

Ibid. p. 30.

402.

Fernando Fuentes Solorzano et Laura Rustrian Ramírez, op. cit., p. 172.

403.

Luisa Passerini, op. cit., p. 308.