Le premier point à signaler est la propension des personnages féminins à assumer leur indépendance de façon momentanée, puis à chercher à réintégrer le monde des valeurs sociales et morales. Les dénouements proposés par les films peuvent être interprétés en ce sens. Dans la plupart des cas, le désir fondamental des femmes n’est pas tant de battre en brèche la morale dominante que de s’y intégrer. Bien souvent, les personnages féminins des films n’ont de plus cher désir que de fonder une famille, c’est-à-dire de faire partie du noyau au fondement de la société patriarcale, dont les films donnent une large représentation.
La mise en scène de personnages de danseuses et de prostituées permet de réaffirmer la validité des valeurs religieuses et sociales traditionnelles, de deux façons : soit en faisant de la femme de mauvaise vie un contrepoint à celle incarnant les normes, soit en montrant, à travers la trajectoire et l’évolution de ce personnage, que seules les valeurs dominantes sont désirables, et non les comportements déviants s’affichant dans le cabaret que le personnage finit par abandonner.
Le premier cas de figure est envisagé par Jorge Ayala Blanco :
‘Matrona burguesa o prostituta: no hay otra alternativa en el horizonte femenino. Polo opuesto a la madre y a las mujeres maternales, la prostituta restablece el equilibrio familiar, fundamenta la búsqueda mexicana de un arquetipo amoroso, compensa las insatisfacciones del macho, sublima el heroísmo civil y desencadena las pasiones melodramáticas; tras haber amenazado el status, terminará sirviéndolo 404 .’Le critique mexicain fonde la plupart de ses commentaires sur l’exemple d’Aventurera, emblématique de ce revirement opéré par le personnage de la prostituée ou de la danseuse. Comme les remarques de Silvia Oroz le montrent, ce personnage féminin joue un rôle primordial dans l’économie narrative et dramatique des films. C’est par lui que le scandale arrive, mais c’est également par lui que le scandale repart et que la morale sociale est finalement rétablie dans son bon droit. En ce sens, le cas de Sensualidad est éclairant, précisément parce que son intrigue situe le film au cœur des problématiques liées au droit et à la légitimité. Tourné un an après Aventurera, et par la même équipe, le film s’inscrit dans la lignée du premier : ayant été envoyée en prison, la jeune prostituée incarnée par Ninón Sevilla jure de se venger du juge qui l’a condamnée. Ce dernier, présenté au départ comme un homme honnête et respectable, tombe éperdument amoureux de celle qui ne l’a séduit que par calcul. Cette situation conduit à la destruction du couple légitime que le juge formait avec son épouse, et même à la mort de celle-ci. Mais tel est prise qui croyait prendre : la prostituée tombe à son tour amoureuse du fils du juge, qui, comme elle l’avait fait avec son père, ne l’a en réalité séduite que pour mieux la perdre, ce dont elle se rend compte dans les derniers instants du film, juste avant de mourir des mains du juge, aveuglé par la jalousie.
Sensualidad indique finalement que même la plus machiavélique des femmes finit par se faire prendre à son propre jeu. Car l’héroïne éprouve à la fin du film ce qu’elle a elle-même fait éprouver au juge tout au long du récit. Malgré son caractère aigri et sa volonté de revanche, elle aspirait fondamentalement à vivre une histoire d’amour partagé et non pas les stratagèmes mensongers auxquels elle s’est livrée pendant le film. Comme le suggérait Ayala Blanco, la boucle est en quelque sorte bouclée par la présence et la trajectoire de ce personnage. En effet, la noirceur de son caractère et de ses intentions fait ressortir par contraste la légitimité qu’incarne l’épouse du juge. Signalons que dans ce cas, l’intertextualité – ou interfilmicité, pour reprendre la transposition proposée par Gérard Genette 405 – fonctionne sur le mode ironique, car les deux personnages féminins qui s’opposent sont incarnés par les mêmes actrices que dans Aventurera. Cependant, dans Sensualidad, les rôles ont en quelque sorte été inversés, puisque c’est désormais Ninón Sevilla qui apparaît comme la ‘«’ ‘ méchante ’», et Andrea Palma comme la pauvre mère de famille victime de cette aventurière. À la fin du film, il apparaît que la prostituée recherchait en fait la forme légitime de l’amour, un amour naturel puisqu’il ne visait ni un homme plus âgé qu’elle, ni un membre de la pègre, mais un jeune homme fils de bonne famille avec lequel elle aurait pu accéder à un statut différent sur le plan social.
Cette recherche de légitimité est le lot commun des danseuses et prostituées, si l’on en croit les analyses de Patricia Torres San Martín :
‘La otra cara de la moneda de las heroínas femeninas del cine latinoamericano de estos años son la mala, la perversa y devoradora de hombres, y la prostituta, personajes asentados por el glamour y la presencia física, exaltada casi siempre en un cuerpo bien formado, un rostro bello y un atractivo sensual implícito […].Si le mariage est une solution désirable et l’exil une déchirure, cela indique la forme d’existence visée par ces personnages, et la conclusion semble plus importante que ses modalités pratiques. Dans le cas de Thaimí, la hija del pescador, la jeune femme a été séduite et trahie par Julio. Après de multiples péripéties, celui-ci vient tenter de la reconquérir, mais trop tard : la déception a été trop forte et elle décide finalement de regagner son village en secret. Seul son ami peintre a été mis dans la confidence. Il la rejoint à la fin du film et la demande en mariage, après lui avoir juré au départ qu’il ne tenterait jamais de la séduire. Elle accepte, alors qu’elle n’a montré à aucun moment du film de penchant amoureux pour ce personnage : il était son meilleur ami à La Havane, tandis qu’elle vivait une relation amoureuse avec le frère de Julio, pour se venger elle aussi.
Il apparaît ainsi que la vengeance ne paye pas, puisque les personnages féminins qui tentent de faire des hommes un objet dans leurs propres stratégies sont en fait incapables d’aller jusqu’au bout de leur projet. Le mariage final de Thaimí confirme que le plus important est de rentrer dans la norme, de refermer une fois pour toutes la parenthèse qu’a constitué la carrière dans le cabaret. Peu importe l’homme qui permet ce revirement, tant qu’il est le représentant de l’institution.
Jorge Ayala Blanco, « La Prostituta », La Aventura del cine mexicano, p. 128.
Il pose l’» hyperfilmicité » comme la traduction cinématographique de l’» hypertextualité » littéraire, ce qui nous autorise à poser cette équivalence entre « intertextuélité » et « interfilmicité ». Palimpsestes, Paris, Seuil, 1989, p. 215.
Patricia Torres San Martín, op. cit., p. 88-89.