III C. Bilan : un genre fondamentalement masculin ?

Selon Octavio Paz, la femme est dépourvue de toute autonomie sur le plan de sa représentation parce que sa caractérisation dépend des hommes, et ce trait n’est pas selon lui spécifique au Mexique. Il écrit, dans El Laberinto de la soledad :

‘Como casi todos los pueblos, los mexicanos consideran a la mujer como un instrumento, ya de los deseos del hombre, ya de los fines que le asignan la ley, la sociedad o la moral […]. Prostituta, diosa, gran señora, amante, la mujer transmite o conserva, pero no crea, los valores y energías que le confían la naturaleza o la sociedad. En un mundo hecho a la imagen de los hombres, la mujer es sólo un reflejo de la voluntad y querer masculinos 407 .’

La femme est selon lui faite à la mesure des désirs de l’homme qu’elle ne fait que suivre dans une relation d’absolue dépendance, et Paz souligne que tous les comportements féminins déviants ne le sont que dans une perspective masculine. Il explique ainsi que les femmes considérées comme ‘«’ ‘ mauvaises ’» sont en réalité celles qui mettent en péril la domination masculine – pour reprendre ici les termes de Pierre Bourdieu – régnant sur elles sans partage :

‘Es curioso advertir que la imagen de la ‘mala mujer’ casi siempre se presenta acompañada de la idea de actividad. A la inversa de la ‘abnegada madre’, de la ‘novia que espera’ y del ídolo hermético, seres estáticos, la ‘mala’ va y viene, busca a los hombres, los abandona […]. La ‘mala’ es dura, impía, independiente, como el ‘macho’ 408 .’

Ces observations générales de Paz trouvent un écho particulier si on les confronte aux films de notre corpus. En effet, elles confirment l’idée de Julia Tuñón selon laquelle ces films sont des illustrations des prescriptions de la morale dominante, celle imposée par et pour les hommes.

À la lumière de cette interprétation, toute une lecture des films, mis en scène par des hommes, est en jeu. La caractérisation des personnages féminins dépend d’un point de vue masculin porté sur eux, qui décide d’en faire des acteurs ‘«’ ‘ bons ’» ou ‘«’ ‘ mauvais ’», et dont les fantasmes particuliers dictent le dénouement. Les représentations féminines dans les films, constituant d’authentiques recréations et non de simples transpositions à l’écran de la réalité, sont le jouet de leurs propres créateurs, eux-mêmes pris au piège de leurs fantasmes :

‘D’où vient alors ce sentiment de menace qui anime le mâle, cette peur d’être happé par les attraits multiformes de cet Être si beau et si banal, inatteignable et provocant ? Il y va de son intégrité virile, sans doute. Cette image de la femme dévorante, il faut la juguler […]. De quoi est-elle donc ‘faite’ cette femme pour perdre les hommes ? Essentiellement de fantasmes […]. Histoire ployant sous les images mais toujours prête à se déployer dans leur fabrication. Car ont été fabriquées la servante effrontée, l’esclave éplorée, la femme bottée et éperonnée, la libertine, l’épouse trahie, l’infidèle, la veuve mystérieuse, la femme-enfant et bien d’autres. Ont été inventées comme des poupées pour consoler, fesser, jeter à bas, faire haleter, rire ou pleurer, en un mot, exercer la domination du mâle 409 .’

Les dernières remarques renvoient cette construction de l’image de la femme par les hommes du côté d’une forme de fétichisme, par le biais duquel l’homme se réconforterait face à la crainte de perdre sa propre virilité en créant de toutes pièces des images féminines susceptibles d’alimenter son désir en ce sens. En suivant ces interprétations, on comprend mieux pourquoi, dans les films, la marge de manœuvre accordée aux personnages féminins leur est bien rapidement confisquée, au profit de la réintégration de la norme sociale dont Paz suggère que les femmes la subissent et que les hommes l’imposent. Cela permet de reconsidérer l’ensemble des films comme autant d’images cohérentes d’un univers fondé sur la discrimination entre les sexes. À ce propos, Edgardo Reséndiz et Roberto Villareal n’hésitent pas à employer le terme de ‘«’ ‘ machisme ’», mais leur interprétation des images féminines à l’œuvre dans les films paraît fort discutable, en particulier lorsqu’ils écrivent :

‘Lo curioso es que todas, inusuales, subversivas, desfachatadas y libres de culpa por sus transgresiones al sistema, han sido producto de la creatividad masculina.
Ya sea que representen el lado femenino en la personalidad del director o el guionista, o que simplemente sean la materialización de sus fantasías, resulta bastante peculiar que hayan surgido en la industria cinematográfica de una nación calificada, invariablemente, como machista 410 .’

De tels commentaires montrent, s’il en était besoin, à quel point le maniement de l’outil psychanalytique est malaisé dans le cadre de l’interprétation de créations culturelles. Il conduit les auteurs à formuler des conclusions quelque peu hâtives, et même à poser de mauvaises questions. Comment en effet faire la part des fantasmes du metteur en scène ou du scénariste dans l’élaboration d’un film ? Il paraît bien plus difficile de le dire que ne semblent le croire les auteurs. Sauf dans des cas très particuliers où les réalisateurs ont indiqué la source de leur inspiration – on peut ici penser à Juan Orol qui a livré à son biographe Eduardo de la Vega des confidences à ce sujet ne laissant pas de doute quant à son penchant très personnel pour les ‘«’ ‘ tropiques ’» et tout ce qui s’y déroule – il ne suffit pas de prêter aux créateurs des films des intentions pour ensuite les mettre au jour concrètement dans les images. Adopter une telle démarche qui ne peut que fort difficilement être prouvée dans les faits les conduit finalement à considérer les représentations féminines dans ces films comme des visions personnelles qu’en auraient les auteurs, ce qui revient à négliger leur dimension plus universelle, celle qui renvoie à l’imaginaire masculin en général, et que Claire Johnson expose ainsi :

‘L’image fétichisée dont il est fait le portrait est à relier au narcissisme masculin et à lui seul : ce n’est pas la femme elle-même qui est représentée mais, par un processus de déplacement, la phallus masculin. Il est probablement juste de dire que malgré l’énorme accent qui a été mis sur les femmes en tant que spectacle dans le cinéma, la femme en tant que telle est largement absente 411 .’

Dans cette perspective, on comprend tout l’enjeu que constituent les trajectoires féminines dans les films, et l’on voit surtout que notre corpus ne propose que rarement un traitement particulier de ses personnages féminins. Peut-être cela tient-il au fait que ces représentations, parce qu’elles sont construites par un regard masculin dans un cadre générique précis, supportent moins les processus de modification que d’autres phénomènes, touchant à des éléments plus particularisés de la réalité. En ce sens, le traitement de la société offre des images singulières dans le cas de coproductions entre Cuba et le Mexique que nous ne retrouvons pas de façon aussi tranchée dans le cas du traitement des figures féminines. Dans ce cas, les films mexicains et cubains restent largement fidèles à la grande tradition cinématographique inaugurée par Hollywood, si l’on en croit Anne Higonnet :

‘Le cinéma classique représente la femme comme un objet de plaisir pour le regard masculin. Des actrices comme Marilyn Monroe sont devenues des icônes de la sexualité, images stéréotypées fascinantes par les fantasmes qu’elles inspirent. Elles sont les symboles autour desquels s’élaborent les scénarios, histoires d’hommes en quête d’identité et de bonheur […]. Les happy ends de Hollywood mettent les femmes à leur juste place dans un ordre patriarcal : dans les bras du héros, vouées à une noble mort, ou, si elles ont failli aux valeurs féminines, à un juste châtiment 412 .’

La question des représentations féminines dans les films pose donc en creux celle du regard des hommes posé sur elles, de la façon dont ils les perçoivent et les ajustent à leurs propres désirs. Mais cette perspective androcentrique ne doit pas pour autant faire disparaître le plaisir que pouvaient – peuvent ? – prendre les femmes elles-mêmes face à un tel spectacle. Les mélodrames de notre corpus se posent comme des films essentiellement fondés sur ces personnages féminins, même si cette représentation implique un travail de recréation, et donc une prise de distance souvent importante par rapport à la réalité. Qu’elle soit indépendante et séductrice ou au contraire soumise et repentante, la femme est au cœur de toutes les représentations sociales et sexuelles dans les films.

Notes
407.

Octavio Paz, El Laberinto de la soledad, Mexico, Fondo de cultura económica, 1994 (1950), p. 39.

408.

Ibid., p. 42-43.

409.

Maïté Vienne, « La Femme-objet des années 1950 : Marilyn made in USA, BB made in France », CinémAction, 2001, n°99, p. 87-88.

410.

Edgardo Reséndiz et Roberto Villareal, op. cit., p. 189.

411.

Claire Johnson, « Myths of women in the cinema », Women and the cinema, a critical anthology, p.410. La traduction est de nous.

412.

Anne Higonnet, « Femmes, images et représentations », Histoire des femmes en Occident, p. 345.