Au-delà de la présence de lieux particuliers, les œuvres mettent en place une authentique construction spatiale, c’est-à-dire un système cohérent porteur de sens. Il s’agit ici d’étudier la façon dont cet espace peut être envisagé dans ‘«’ ‘ sa dimension structurelle et systématique’ 413 », comme le suggère André Gardies. Cette prise en compte du phénomène spatial ne saurait se réduire à la simple considération quantitative des différents lieux montrés dans les films. S’ils sont les manifestations concrètes de l’espace à l’écran, la notion d’espace permet de dépasser leur juxtaposition pour atteindre une dimension qui les transcende pour les organiser dans un système de liens et d’oppositions que leur simple mise au jour ne suffit pas à faire apparaître :
‘Ainsi, d’une certaine manière, dans le récit filmique, bien que toujours présent, l’espace est invisible : le monde diégétique est habité par cette population singulière que sont les lieux […]. En ce sens, l’analyse de l’espace d’un récit ne saurait se réduire, comme il advient trop souvent, à l’analyse additionnelle des lieux 414 .’L’analyse de l’espace ne saurait faire l’économie de la prise en charge des lieux dans lesquels s’ancre le récit. Toutefois, la réalité spatiale, si elle est bien fondée sur le ‘«’ ‘ réel ’» géographique dans lequel elle s’incarne, ne saurait se limiter à son observation. L’analyse des différents lieux dans lesquels se déroulent les films doit être envisagée dans son rapport avec le système spatial. Dans cette perspective, les lieux doivent être pris en compte dans la relation qu’ils entretiennent avec les personnages qui les peuplent et les parcourent. En ce sens, nous pouvons parler de la mise en place d’une authentique ‘«’ ‘ écologie ’» du mélodrame, impliquant de prendre en compte d’une part les ‘«’ ‘ milieux où vivent les êtres vivants ’», et d’autre part les ‘«’ ‘ rapports de ces êtres entre eux et avec le milieu ’», si l’on suit la définition courante 415 de cette notion. Nous pourrons dans cette perspective nous attacher à souligner les effets d’adéquation ou au contraire d’opposition entre les lieux et leurs habitants, ce qui permet du même coup de cartographier un espace suivant de près la caractérisation des personnages, en particulier sur le plan moral. Cette dimension de l’espace a d’ailleurs été mise au jour par Pierre Bourdieu dans une perspective sociologique :
‘La structure de l’espace social se manifeste ainsi, dans les contextes les plus divers, sous la forme d’oppositions spatiales, l’espace habité (ou approprié) fonctionnant comme une sorte de symbolisation spontanée de l’espace social. Il n’y a pas d’espace, dans une société hiérarchisée, qui ne soit pas hiérarchisé et qui n’exprime les hiérarchies et les distances sociales, sous une forme (plus ou moins) déformée et surtout masquée par l’effet de naturalisation qu’entraîne l’inscription durable des réalités sociales dans le monde naturel 416 .’Ces remarques du sociologue rejoignent les propositions formulées par André Gardies dans le champ cinématographique. Bourdieu renvoie la notion de lieu vers un au-delà d’elle-même, puisqu’il décrit la façon dont les perceptions spatiales dépassent leur immédiateté matérielle pour atteindre une dimension que l’on pourrait qualifier de connotative. Dans son article, il analyse les ‘«’ ‘ effets ’» de lieux, c’est-à-dire qu’il démontre comment ceux-ci sont perçus en fonction d’un système de représentations sociales qui permet de les articuler. Ce qui est perçu comme ‘«’ ‘ naturel ’» est le fruit d’une construction mentale qui s’appuie sur des considérations d’ordre social. Ainsi, la prise en charge des lieux et de l’espace dans les films est la prolongation des réflexions entamées sur les représentations sociales à l’œuvre dans les films. Celles-ci ne sauraient être séparées des contextes spatiaux – et non plus seulement géographiques – dans lesquels elles s’incarnent. Bourdieu abonde lui aussi dans ce sens, en montrant que les perceptions spatiales sont déterminées par les catégories sociales qui leur sont associées :
‘Les grandes oppositions sociales objectivées dans l’espace physique (par exemple capitale/province) tendent à se reproduire dans les esprits et dans le langage sous la forme des oppositions constitutives d’un principe de vision et de division, c’est-à-dire en tant que catégories de perception et d’appréciation ou de structures mentales […]. Plus précisément, l’incorporation insensible des structures de l’ordre social s’accomplit sans doute, pour une part importante, au travers de l’expérience prolongée et indéfiniment répétée des distances spatiales dans lesquelles s’affirment des distances sociales 417 .’Malgré leur ancrage dans une réalité concrète, les films n’ont pas une vocation fondamentalement documentaire, et nous restons bien entendu ici dans le cadre d’une construction fictionnelle de l’espace. C’est pourquoi, si les remarques de Bourdieu son opérantes, il convient de les replacer dans un cadre narratologique. Ainsi, nous pouvons montrer avec André Gardies que la caractérisation spatiale dans les films, si elle est mise en rapport avec le système des personnages, se constitue comme fondée sur certaines valeurs dont l’articulation des lieux est l’incarnation :
‘L’ensemble des interdictions, obligations, permissions et libertés par quoi se caractérise un espace donné appartient prioritairement à l’ordre social […]. Au reste, dans la perspective narratologique, cette dimension axiologique de l’espace sera ce qui lui permettra d’être l’un des facteurs essentiels de la dynamique narrative puisque le récit pourra se concevoir comme un constant éclairage de valeurs entre l’espace et le sujet 418 .’L’espace acquiert un authentique ‘«’ ‘ statut narratif ’», puisqu’il entretient avec les personnages qui l’occupent des relations privilégiées. L’analyse du système des personnages et celle de l’espace doivent donc être envisagées solidairement, car ces deux phénomènes s’éclairent mutuellement.
André Gardies, L’Espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, p. 12.
Ibid., p. 86.
Nous renvoyons ici à celle donnée Nouveau petit Le Robert, p. 711.
« Effets de lieux », Pierre Bourdieu (dir), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 160.
Ibid., p. 162-163.
André Gardies, op cit., p. 116-117.