I B. Typologie des lieux du mélodrame

La configuration spatiale des films se caractérise par une grande simplicité, puisqu’elle offre la mise en opposition de deux ‘«’ ‘ espaces ’» : la ville et la campagne, s’incarnant dans des paysages particuliers, dont le mode de construction au cinéma est à rapprocher de celui de l’espace, selon une analogie établie par André Gardies : ‘«’ ‘ le paysage doit être pensé comme un objet construit, appelant le regard spectatoriel et participant d’une stratégie discursive qui l’englobe’ 419 . » Chacun des deux est porteur de valeurs particulières, mais c’est toujours dans leur mise en relation que se dessinent des évolutions chez les personnages. Dès lors, la typologie spatiale dans les films est assez simple, et à l’intérieur de chaque sous-ensemble se dessinent des lignes de partage qui font sens. Les signes spatiaux sont à considérer, davantage que dans leur matérialité géographique, en fonction des valeurs dont ils sont l’emblème.

Pour illustrer l’existence d’un espace fortement structuré et signifiant dans les films, nous pouvons dans un premier temps aborder la façon dont la ville est donnée à voir. D’une manière générale, que les personnages aient effectué ou non un déplacement initial les conduisant à la ville, nos mélodrames en proposent une vision relativement similaire, qui se limite le plus souvent à quelques points géographiques autour desquels gravite l’intrigue : le cabaret surtout, fondamental dans des films insistant sur une représentation de la femme où il joue un rôle majeur, mais aussi certains paysages urbains représentatifs. La ville n’est pas le sujet des films, mais leur décor, selon une configuration rappelée par Jacques Belmans : ‘«’ ‘ Bien entendu, les films de fiction se servent aussi de Megalopolis-décor à des fins de dépaysement touristique. Il [s’agit] de vagues intrigues qui, le plus souvent, ressortissent à la comédie sentimentale ou, encore, au mélodrame’ 420 . » Le fait de présenter la ville sous un jour ‘«’ ‘ touristique ’» apparaît comme l’un des traits définitionnels du ‘«’ ‘ mélodrame ’».

La représentation de la ville, outre ses caractéristiques purement physiques, est assortie d’une caractérisation opérante sur le plan social et moral. Dans ce domaine, elle fonctionne de façon ambivalente, puisqu’elle peut être tout à tour ou à la fois un espace désirable synonyme de liberté, mais aussi l’espace par excellence de la perversion. Une telle représentation apparaît en parfaite adéquation avec l’image de la ville de La Havane à l’époque, pour les publics étrangers. C’est ce qu’indique la description proposée par Enrique Cirules, dans un ouvrage sur le monde havanais des années 1950, qui s’intéresse particulièrement au grand banditisme dont la ville fut le théâtre à l’époque :

‘Ese año de 1957 los anfitriones desplegaron toda clase de fantasías para halago de los miles de turistas norteamericanos que venían a beber y a bailar, a probar fortuna en los casinos, también los polvos de la cocaína, y a refocilarse con las mejores cinturas de La Habana […] 421 .’

Nous voyons ici apparaître l’un des éléments fondamentaux dans l’imaginaire havanais, le cabaret, qui occupe dans l’espace urbain des films une place centrale. Cette image de la ville est également mise en avant dans la présentation du quartier de la Rampa :

‘Par hasard, la zone de grands immeubles était située autour de la Rampa, dans une partie du Vedado […]. Là se multiplièrent commerces, magasins, bureaux, studios de radio et de télévision, cinémas, restaurants et cabarets ; ce fut bientôt le nouveau centre-ville […]. C’était une rue pleine de vie, jour et nuit, avec quelque chose d’indéfinissable, peut-être un certain charme discret 422 .’

Si des fluctuations dans la représentation spatiale se donnent à voir dans la ville elle-même et les personnages qui la peuplent, elles se manifestent surtout de façon très tranchée dès lors que la ville est mise en relation avec son nécessaire corollaire, qu’il soit représenté ou non à l’écran : la campagne. Dans ce cas, la fonction du ‘«’ ‘ trajet ’» et la mise en relation des deux espaces antagoniques fait sens, et permet de souligner les contradictions inhérentes à la ville, sur le mode du contraste.

En ce qui concerne la campagne, elle est traitée dans une perspective particulière, oscillant entre une représentation idyllique – celle proposée au début de Thaimí, la hija del pescador, où la jeune femme est montrée dans une situation de parfaite communion avec son environnement naturel et ses habitants, ce qui permettra de montrer par contraste le changement abyssal que suppose pour elle l’incorporation postérieure aux milieux du cabaret – et dramatique, comme dans El Derecho de nacer, où le monde rural incarne des valeurs particulièrement rétrogrades, pétries de préjugés sociaux que la ville permettra de corriger. Selon Michel Duvigneau, la campagne dans le cinéma de fiction incarne davantage des valeurs morales qu’elle ne se présente comme réalité concrète :

‘Où j’affirme qu’il y a stéréotype, c’est dans ce choix de la manière de montrer, tirée le plus fréquemment vers la psychologie, la morale ou la métaphysique : le drame, la douleur, « la sueur de ton front », ou la joie, les rires, les pampres et les chants. Mais quand avons-nous vu biner, sarcler, arracher les mauvaises herbes, traiter, tailler 423  ?’

Le terme de ‘«’ ‘ stéréotype ’» est d’une grande importance, car il permet d’envisager la construction de l’espace dans les films en faisant intervenir le problème de la participation spectatorielle. Comme le signale André Gardies, ‘«’ ‘ le stéréotype se contente de peu en matière de figuration’ 424  ». Cette remarque permet de montrer que l’ensemble de l’espace est construit sous le régime d’une représentation stéréotypée. Chacun des lieux configurant l’espace se caractérise par l’économie des recours visuels mis en place, puisque quelques lieux emblématiques suffisent à montrer l’ensemble de l’espace, et à en suggérer les implications sociales et morales. En ce sens, les déplacements sont essentiels, parce qu’ils mettent en relation différents lieux, et permettent d’observer comment les itinéraires des personnages contribuent à faire de l’espace dans les films un système cohérent de signification. Ces déplacements peuvent être synthétisés de la façon suivante :

Tableau 10 : Centre et périphérie
 
Espace périphérique
rural urbain
Espace central (urbain) Non précisé
Lieu 1 El Amor de mi bohío
El Ciclón del Caribe
Thaimí
Siboney
Mulata
El Derecho de nacer
Aventurera
Coqueta
Ambiciosa
Viajera
Sandra
Viajera
Lieu 2 Sandra Aventurera
Coqueta
Ambiciosa
El amor de mi bohío
El Ciclón del Caribe
Thaimí
Siboney
Mulata
El Derecho de nacer
Lieu 3 El Ciclón del Caribe
Thaimí
Siboney
Mulata
  Aventurera
Ambiciosa
El Amor de mi bohío
Sandra
Lieu unique María la O Sensualidad
Víctimas del pecado
La Mesera del café del puerto
La Mujer marcada
Piel canela
Hipócrita
No me olvides nunca
 

Une opposition claire se dessine entre un ‘«’ ‘ espace urbain central ’» d’une part – qu’il s’agisse de La Havane ou de Mexico – et un ‘«’ ‘ espace périphérique ’», qui peut s’incarner dans un village de campagne ou une ville de province. La différence entre les deux ne tient pas seulement à leurs caractéristiques physiques. Chacun des lieux configurant l’espace des films est porteur de valeurs spécifiques. L’espace étant représenté sur le mode du contraste, la plupart des films privilégient des trajets allant d’un village de province à une capitale. Partout où cette situation se présente, l’espace de départ est valorisé, en particulier sur le plan moral, car il est assimilé à celui de l’innocence, à une sorte de paradis originel. À l’inverse, l’espace central est, au moment où le personnage y parvient, caractérisé de façon particulièrement négative sur ce plan

La capitale est dans l’ensemble considérée comme un lieu de passage, puisqu’elle est très représentée dans la catégorie du ‘«’ ‘ Lieu 2 ’», celui dans lequel on se rend à partir d’un départ du ‘«’ ‘ Lieu 1 ’». Mais elle ne constitue jamais le ‘«’ ‘ Lieu 3 ’». Dans les films mettant en scène un déplacement, le point d’arrivée est soit le même que le point de départ, soit un lieu non précisé, même si certains indices permettent de l’imaginer. Cela engage une conception particulière de la ville et surtout de sa fonctionnalité au sein de la narration : le passage par l’‘»’ ‘ espace central urbain ’» constitue une étape de la trajectoire des personnages. Cela rejoint ce que le schéma du système des personnages indiquait, dans sa prise en charge du dénouement des films : la situation finale n’est bien souvent qu’un retour au point de départ, mais avec entre les deux une évolution sur le plan qualitatif. L’espace participe ainsi pleinement de cette construction des personnages car, même s’ils retournent à leur point de départ, le déplacement effectué les a profondément modifiés.

La représentation de l’‘»’ ‘ espace unique ’» permet de formuler quelques commentaires allant dans le même sens. Tous les films rattachés à cette catégorie privilégient l’‘»’ ‘ espace central urbain ’», celui qui apporte le plus de possibilités de changements aux personnages. Seul María la O semble échapper à cette règle. Mais dans ce film, l’opposition entre l’‘»’ ‘ espace périphérique ’» et l’‘»’ ‘ espace central ’», fonctionnant à la fois sur le plan géographique et social, est matérialisé par une claire séparation, à l’intérieur de l’‘»’ ‘ espace périphérique ’», entre le village de María d’une part, et la résidence cossue de Fernando d’autre part. Cette configuration permet de recréer le contraste entre le ‘«’ ‘ centre ’» et la ‘«’ ‘ périphérie ’», à l’intérieur même de ce second espace. Nous allons à présent montrer de façon concrète comment l’articulation de l’espace se donne à voir dans les films, en fonction des relations existant entre les personnages et les lieux qu’ils fréquentent.

Notes
419.

André Gardies, « Le paysage comme moment narratif », Jean Mottet (dir.), Les Paysages du cinéma, Seyssel, Editions Champ Vallon, 1999, p. 143.

420.

Jacques Belmans, La Ville dans le cinéma, de Fritz Lang à Alain Resnais, Bruxelles, A. De Boech, 1977, p. 12.

421.

Enrique Cirules, El Imperio de La Habana, La Havane, Letras cubanas, 1999, p. 18.

422.

Gilberto Seguí, « Les Odeurs de la rue », La Havane 1952-1961, Paris, Autrement, 1994, Série Mémoires, n°31, p. 33.

423.

Michel Duvigneau, « La Ruralité au miroir déformant des médias », CinémAction, Paris, Cerf, 1986, n°36 « Cinéma et monde rural », p. 12.

424.

André Gardies, op. cit., p. 74.