I C. Les déplacements à l’écran : un choc des mondes ?

Si les personnages sont soumis à des déplacements dans l’espace qui ne sont pas sans conséquences sur leur propre caractérisation, les femmes connaissent les bouleversements les plus spectaculaires. Dans de nombreux cas, elles effectuent un parcours les conduisant de leur campagne natale à la ville, où elles doivent s’adapter à des conditions de vie fort éloignées de celles qui étaient les leurs à l’origine. Pour aborder cette question, nous rappellerons la distinction établie par André Gardies entre les notions de ‘«’ ‘ trajet ’», ‘«’ ‘ parcours ’» et ‘«’ ‘ itinéraire ’», car elles engagent une participation et une conscience différenciée du personnage qui les effectue :

‘Dans l’hypothèse d’un espace-liaison unidimensionnel, le trajet désignerait la vectorisation qui conduit d’un point à un autre […]. Le parcours quant à lui désignerait l’espace unidimensionnel compris entre les deux points de départ et d’arrivée. Du trajet au parcours, la différence est donc de ‘focalisation’. Dans le premier cas, l’insistance porte sur le caractère orienté de la liaison. L’itinéraire, lui, correspondrait à la somme des deux précédents ; il désignerait un espace-liaison vectorisé et finalisé, visant à assurer une conjonction finale 425 .’

Les déplacements de personnages sont quantitativement nombreux dans les films, et qualitativement fondamentaux car ils engagent la mise en place de l’intrigue, mais l’‘»’ ‘ itinéraire ’» est le grand absent dans leur configuration spatiale. La narration se constitue davantage comme un ‘«’ ‘ trajet ’», c’est-à-dire la mise en relation d’un point de départ avec un point d’arrivée, sans que la partie qui les relie soit vraiment prise en compte.

Un tel schéma se reproduit dans tous les films mettant en scène le déplacement d’un personnage féminin : dans Aventurera, Elena passe directement de sa province natale à la ville de Ciudad Juárez ; dans Thaimí, la hija del pescador ou dans Siboney, deux films de Juan Orol, si les personnages féminins se déplacent également de la campagne vers la ville, le lien entre ces deux espaces n’est pas véritablement matérialisé à l’écran. Dans le premier cas, des images d’avion ainsi que des vues aériennes de la ville de La Havane suffisent à combler cet écart : l’insertion de ces plans – sans doute des plans d’archives permettant de limiter les frais de tournage – permet au spectateur de comprendre que les personnages se sont déplacés, et semble même impliquer un voyage relativement lointain puisqu’il nécessite le recours au transport aérien. La question du point de vue – ou de la ‘«’ ‘ focalisation ’» pour reprendre les termes de Gardies – est importante, en particulier en ce qui concerne les personnages et les relations qu’ils entretiennent avec l’espace. Précisant les différentes formes de déplacement, il relie précisément les catégories spatiales mises en place avec les personnages :

‘Peut-être peu parlantes jusqu’ici, ces distinctions manifestent mieux leur caractère opératoire si l’on introduit un sujet pour qui la liaison prendra la forme d’un déplacement. Ainsi un sujet accomplissant un trajet suppose un sujet tendu vers son point d’arrivée. Un sujet accomplissant un parcours suppose au contraire un sujet particulièrement réceptif aux événements de tous ordres qui surgissent entre le départ et l’arrivée. Un sujet, enfin, accomplissant un itinéraire suppose un sujet capable de finaliser, antérieurement ou a posteriori, son déplacement. Ce sont alors le sens même du déplacement et la fonctionnalité de l’espace-liaison qui sont en jeu 426 .’

Dans un film, l’espace qui fait la jonction entre deux points est représenté. Il s’agit de Mulata, où un trajet entre Veracruz et La Havane est donné à voir. Cet espace n’est pas pris en compte pour lui-même, puisqu’il s’agit d’une traversée en bateau. Ainsi, les personnages sont saisis dans l’espace fermé de leur embarcation, et le paysage extérieur se résume à la mer. Jean-Claude Berchet propose une interprétation du statut de la cabine de bateau dans le voyage : ‘«’ ‘ Semblable à la tente du nomade, la cabine du marin délimite un espace contradictoire : stabilité flottante, abri sans ancrage, intimité du vide. À bord, on est à la fois en voyage, et chez soi’ 427 . » Dans ce cas, le trajet effectué semble moins dépendre de l’espace parcouru que de l’évolution des deux personnages principaux et de leur histoire d’amour. En ce sens, malgré la présence à l’écran de cette transition, son incidence réelle dans l’évolution des personnages n’est pas déterminante. Enfermés dans la cabine de leur bateau, ils ne la quittent que pour se rendre sur le pont : la cabine est davantage un lieu fermé que l’incarnation d’un authentique ‘«’ ‘ espace-liaison ’». C’est pourquoi cet épisode peut également être envisagé comme une étape au sein d’un ‘«’ ‘ trajet ’», tout comme c’est le cas dans la majorité des autres films.

Par ailleurs, malgré des tentatives d’affranchissement plus ou moins spectaculaires, les héroïnes des films restent des personnages fondamentalement dépendants, en particulier des hommes. Leurs trajectoires donnent l’impression qu’elles sont davantage le jouet des événements qu’elles n’en sont les actrices. On comprend mieux dès lors pourquoi le point de vue privilégié ne met aucunement l’accent sur l’espace séparant le point de départ du point d’arrivée : cela implique un degré de conscience et une prise sur les choses dont sont dépourvus les personnages.

Enfin, dans des films mettant autant l’accent sur les valeurs sociales et morales, le fait de faire disparaître l’‘»’ ‘ espace-liaison ’» permet de faire ressortir le contraste entre la situation initiale du personnage et celle qu’il va connaître suite à son déplacement. Le fait de refuser tout effet de transition entre deux lieux et deux états du personnage permet de mettre en valeur le processus de transformation personnelle, envisagé ici comme la conséquence directe du déplacement.

Dans un article fondé sur l’analyse d’un film de Pedro Amlodóvar où il dresse une typologie des personnages en fonction des liens qu’ils entretiennent avec les lieux, Jean-Claude Seguin écrit :

‘Depuis longtemps déjà, nous savons que les personnages et les lieux qu’ils occupent tissent des relations souvent étroites. Le lieu devient ainsi parfois l’expression de la pensée de son occupant dont il adopte les manies, les goûts ou les fantasmes. Les choses sont telles qu’il existe parfois une sorte de continuité entre l’occupant et le lieu qu’il habite […] 428 .’

En ce qui concerne les films, nous pouvons aller dans le sens d’une radicalisation de ces observations, en leur ôtant l’adverbe ‘«’ ‘ parfois ’» qui nuance ici le propos. Quand les personnages se déplacent, cela engage une modification en profondeur de leurs attitudes et comportements, par un phénomène de contagion qui se donne clairement à voir dans les images. Les rapports se construisent sur le mode du contraste, car les héroïnes des films, pour se mettre en adéquation avec la ville, se livrent à une métamorphose complète de leur apparence physique, qui traduit leur changement sur le plan moral. Ainsi se dessine une étroite relation entre le personnage, sa caractérisation et le lieu qu’il occupe. Ainsi, l’analyse des personnages ne serait pas complète si elle omettait de prendre en compte cette dimension spatiale dans leur évolution. C’est ce que rappelle André Gardies, évoquant la façon dont les personnages de cinéma – du moins dans le cinéma narratif classique qui est au fondement de son étude comme de la nôtre – se construisent : ‘«’ ‘ […] bien souvent, ce processus d’acquisition de qualités (de valeurs), ne peut se faire sans l’intervention de l’espace […]. Le sujet ne peut se transformer et devenir autre sans le rôle actif de l’espace’ 429 . »

La place occupée par les phénomènes de déplacement dans le procès narratif est donc fondamentale. André Gardies n’hésite d’ailleurs pas à faire de la dimension spatiale le fondement de tout acte de narrativité :

‘Avec l’échange propre au monde fictionnel, l’espace devient donc un partenaire actif de la narration en participant à la dynamique des transformations qui structurent tout récit. Si bien que très souvent, l’acte narratif inaugural consiste en la mise en relation dynamique d’un personnage et d’un espace 430 .’

Est-ce à dire que toute narration implique nécessairement un déplacement d’un ou de plusieurs personnages ? Cela semblerait signifier que sans déplacement, il ne saurait y avoir de récit. Or, il semble bien difficile de souscrire à une telle conclusion, sauf à forcer le trait et à souligner, de façon excessive, le rôle fondamental que jouent les ‘«’ ‘ trajets ’» des personnages dans le récit. Si l’on observe les exemples de films du corpus auxquels nous avons eu recours pour illustrer comment ces déplacements se donnent à voir et quelles sont leurs conséquences concrètes sur les personnages qui les effectuent, on constate que l’ensemble des films ne peut pas être rangé sous ce schéma.

Malgré tout, le mode de fonctionnement des lieux parcourus par les personnages et leur structuration sous la forme d’un espace cohérent ont des conséquences très importantes, notamment car ils peuvent faire partie des éléments contribuant à identifier les films sur le plan générique. En effet, la définition des genres reposant sur des traits à la fois syntaxiques et sémantiques, l’espace joue un rôle déterminant. André Gardies a d’ailleurs soulevé ce point important, en s’interrogeant sur les conséquences de la mise en place, dans un certain nombre de films, de structures spatiales similaires tant sur le plan de leur représentation qu’en ce qui concerne les liens qu’ils entretiennent avec les personnages :

‘Une telle analyse, fondée sur la logique modale des lieux, pourrait aussi s’étendre à des corps plus vastes, dans une perspective comparatiste ou rhétorique. Au sein du western, existe-t-il des réseaux de déplacements spécifiques, répondant à d’autres critères que ceux de la seule logique actionnelle ? Y a-t-il des lieux récurrents et archétypiques où s’acquiert telle ou telle valeur ? En élargissant encore la visée, existe-t-il entre le film noir américain et la comédie musicale (ou le film d’aventures, ou le western, etc.) des différences significatives dans le système modal des lieux, et qui pourraient contribuer à fonder la notion de genre 431  ?’

Il apparaît ainsi possible d’identifier, en définissant le mode de structuration de l’espace dans les mélodrames, certains et éléments qui, par leur présence récurrente porteuse de sens, deviennent constitutifs non seulement de la configuration spatiale des films, mais de celle du genre lui-même. Cela semble être le cas du cabaret, qui permet aux personnages d’acquérir certaines ‘«’ ‘ valeurs ’». Par ailleurs, le fait que Gardies ait recours à la notion d’‘»’ ‘ archétype ’» est intéressante, car il s’agit d’un mode de construction de l’espace dont les conséquences sont importantes en termes de représentation.

Si l’articulation des différents lieux que les films donnent à voir permet de déboucher sur la constitution d’un authentique espace cinématographique, il convient de montrer sur quels éléments concrets se fonde cette représentation. L’espace dans le mélodrame est traité dans un perspective double, plus complémentaire que contradictoire : d’une part, il se construit dans une relation de claire référentialité par rapport au réel, et d’autre part, il tend à donner de ce réel une représentation largement fantasmée. Nous allons donc à présent aborder ces deux modes de représentation de l’espace, en commençant par montrer comment ces films prétendent donner de la réalité une image fidèle, par divers éléments mis en scène.

Notes
425.

Ibid., p. 115.

426.

Ibid.

427.

Jean-Claude Berchet, « Un marin dans le désert : Pierre Loti 1894 », L’Exotisme, dirigé par Alain Buisine, Norbert Dodille et Claude Duchet, Paris, Didier érudition, 1988, p. 305.

428.

Jean-Claude Seguin, « Le Sens du déplacement dans Mujeres al borde de un ataque de nervios », Poétique du déplacement, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1996, p. 222-223.

429.

André Gardies, op. cit., p. 146.

430.

Ibid., p. 135.

431.

Ibid., p. 150.