La dimension référentielle des films ne tient pas seulement à la représentation de l’espace mais aussi à d’autres éléments contribuant à renforcer les effets de structuration spatiale dans les films. Les efforts portant sur la scénographie ou les costumes fournissent de bons exemples dans ce sens. En observant les costumes et objets qui entourent les personnages et que ceux-ci utilisent dans les films, une première ligne de partage se dessine, reprenant d’ailleurs la typologie des lieux du mélodrame. On peut en effet opposer la ville et la campagne dans la façon dont elles sont traitées : elles ne sont pas mises en scène de façon strictement équivalente, ce qui apparaît non seulement dans les paysages, mais aussi dans l’apparence des personnages, ainsi que de leur environnement familier.
La limite séparant les univers urbain et rural dans les films peut être trouvée dans la volonté dont ils font preuve ou non d’en donner une image que l’on puisse qualifier de ‘«’ ‘ réaliste ’». Nous prenons ce terme dans son acception la plus immédiate, en considérant le réalisme comme un mode de représentation du réel visant à le mettre en images directement sans le transformer ou le retravailler. Or, nous savons depuis les analyses de Jean Mitry que la prétention de proposer au cinéma des représentations ‘«’ ‘ réalistes ’» est illusoire, tant il est vrai que le dispositif cinématographique implique d’isoler dans le réel les éléments mis en avant, ce qui implique que ce réel est nécessairement l’objet d’une interprétation ou d’une sélection :
‘Par cela même qu’il est donné en images, le réel saisi par l’objectif est structuré selon des valeurs formalisatrices qui créent une série de rapports nouveaux et donc, une réalité nouvelle – à tout le moins une apparence nouvelle. Le représenté est perçu à travers une représentation qui, nécessairement, le transforme 432 .’Le mode de représentation dans les films est relativement ambivalent. S’ils mettent en œuvre des éléments qui tendent à leur donner une configuration réaliste dans la mesure où les lieux et objets filmés font clairement référence à la réalité, ils opèrent toujours des choix et des coupes dans le réel qui constituent un travail sur celui-ci. Dans le cas de la représentation de la ville et de la campagne, ils interprètent et sélectionnent ce qu’ils mettent en scène.
La ville représentée dans les films est dotée des mêmes caractéristiques que son équivalent réel sur lequel se fonde sa représentation. Que l’intrigue se déroule à La Havane, à Mexico ou encore à Veracruz, la ville cinématographique met en place des références clairement identifiables. Une différence se fait jour entre deux modes de représentation de la ville, selon qu’elle est filmée en prise directe ou reconstituée dans un studio. Le premier cas concerne la plupart des films tournés au moins en partie à La Havane, tandis que pour les autres, la deuxième solution est privilégiée. Cette différence n’a rien d’anodin. Elle est liée principalement au mode de production des films, et aux infrastructures dont disposent les metteurs en scène. Cuba ne pouvait offrir aux équipes de tournage des studios de la qualité des mexicains, ce qui explique pourquoi les films tournés à Cuba ont privilégié les décors naturels, d’autant que la plupart des metteurs en scène ayant tourné à Cuba l’ont fait dans la perspective d’une réduction des coûts des tournages. La façon de filmer la ville peut prendre deux directions à l’œuvre dans les films, constituant l’ambivalence de leur représentation :
‘Certes, il faut distinguer ici entre le décor réel (les prises de vues, tout au moins en extérieurs, nous restituant de vraies maisons, de vraies places et de vraies pierres) et le décor reconstruit en studio, lui-même pouvant ou bien reconstituer fidèlement la réalité ou bien la styliser […] mais, de toute manière, le cadre de la ville devient ici pure convention, servant de support soit au pittoresque soit à l’imaginaire 433 .’La notion de ‘«’ ‘ convention ’» permet de mettre au jour la façon dont le réel urbain est représenté dans les films. Une de ses caractéristiques majeures est la grande homogénéité du traitement dont il bénéficie. Quelle que soit la ville dont il s’agit, elle est en effet filmée de façon conventionnelle car les éléments servant à la désigner sur le plan visuel sont invariants : de grandes rues bordées d’édifices de taille importante, des automobiles finissant par constituer l’un des signes par lesquels la ville se laisse appréhender. De la même façon, le mode de vie urbain est incarné par les costumes des personnages, permettant de les différencier de ceux qui évoluent en milieu rural.
L’espace urbain n’est pas représenté dans sa totalité, et certains lieux sont privilégiés. Le cabaret en particulier, représentant dans certains films la ville à lui tout seul. Dans ce cas, la ville est représentée sous le régime rhétorique de la synecdoque, selon un système dans lequel le cabaret est pris pour emblème de l’univers urbain. Ainsi, dans la représentation de la ville, on peut dire que même si les films proposent bien au spectateur la mise en scène d’éléments directement tirés de la réalité – ce qui est très clair dans le cas des films tournés dans des paysages réels, mais aussi pour ceux qui s’attachent à les recréer en studio – cela ne permet pas pour autant de donner une vision réaliste de la ville, car sa représentation est toujours l’objet de sélections qui permettent de configurer, par certains objets ou lieux privilégiés, un espace urbain particulier, qui n’est en fait rien d’autre que celui des films.
Quant à la campagne, elle bénéficie d’un traitement similaire, consistant en une sélection d’éléments permettant de la représenter. Là encore, une partie de la réalité est privilégiée au détriment du reste. Les travaux agricoles sont presque toujours absents : le milieu rural est convoqué en fonction de ce qu’il permet de montrer des personnages qui l’habitent. Ici encore, deux tendances principales sont à l’œuvre. D’une part, on insiste sur la relative pauvreté des personnages, qui s’accompagne de la simplicité de leur mode de vie, mais également de leur innocence sur le plan moral. Dans le cas de la campagne cubaine, cette représentation permet de mettre en scène des traits spécifiques de la culture nationale, comme c’est le cas dans Mulata ou María la O, qui mettent en scène des personnages liés à la culture afro-cubaine. Sur le plan vestimentaire, les personnages saisis dans leur environnement rural présentent également une image cohérente : des vêtements plus simples, voire des costumes traditionnels pour María la O. L’intérêt porté à la campagne est donc davantage concentré sur ses personnages que sur la campagne elle-même, comme c’était d’ailleurs le cas dans la représentation de la ville.
Un autre domaine permettant de dessiner une image particulière de l’espace urbain et rural est celui de l’habitat. Il s’agit d’un autre élément posant une claire différence entre ces deux univers, car il permet de mettre au jour des clivages d’ordre social entre les personnages. Dans les films mettant en scène la campagne cubaine, cet habitat peut se résumer au bohío, la chaumière paysanne typique du pays. Il se caractérise par son aspect rudimentaire, et n’est pas doté de tout le confort moderne. Dans Thaimí, la hija del pescador, l’intérieur qu’habite la jeune femme au début du film dans son village est simple, comme le montre le relatif dénuement de la chambre dans laquelle elle installe Julio. La pièce est relativement exiguë, et le lit dans lequel il est allongé est des plus simples. À l’inverse, des films comme Siboney ou María la O se situent dans des milieux de propriétaires terriens dont les demeures sont autant de signes de leur appartenance sociale. Le mode de représentation de l’habitat rural permet donc de souligner les contrastes sociaux entre les personnages.
La même situation se retrouve dans la mise en scène de l’habitat urbain, avec la même ligne de partage entre les milieux sociaux. Nous trouvons d’une part des personnages modestes, dont le lieu de vie traduit la condition, comme c’est le cas pour le personnage incarné par Ninón Sevilla dans Víctimas del pecado, de la serveuse de La Mesera del café del puerto, qui vit dans un logement où la présence des voisins laisse peu de place à l’intimité, ou encore d’Estela dans Ambiciosa, qui vit dans un solar, une forme de logement semi-collectif typique des milieux socialement défavorisés de La Havane. Dans d’autres films, les logements sont fort différents, et permettent de souligner l’aisance matérielle des personnages qui y vivent. Celle-ci est donnée à voir par certains objets absents chez les autres : le téléphone est souvent mis en avant, et incarne en quelque sorte la pointe de la modernité, dans les appartements occupés par les danseuses de cabaret qui accèdent à un certain niveau de renommée. Sur le plan architectural, ces demeures ont également des traits spécifiques : il s’agit dans la plupart des cas d’authentiques maisons de ville, ou, à tout le moins, d’appartements fort spacieux. Dans le cas des maisons, elles sont toujours dotées d’un imposant escalier qui n’est pas sans rappeler les décors construits pour les studios hollywoodiens par Cedric Gibbons, qui a donné à la Metro Goldwyn Mayer une patte particulière sur ce plan :
‘Responsable indisputé des décors pour le plus grand et le plus riche des studios hollywoodiens, celui qui le plus clairement affirme sa vocation à sublimer la réalité quotidienne pour proposer au public un rêve permanent, il a carte blanche pour fabriquer de toutes pièces cet univers offert à tous les désirs, où les dactylos habitent de luxueux appartements et où la pauvreté même ne va jamais sans élégance 434 .’On passe ainsi d’une référentialité immédiate à une autre, déjà médiatisée par un certain code cinématographique sur le plan des modes de représentation. Mais dans tous les cas, la façon de reconstituer certains espaces à la fois géographiques et sociaux s’apparente à une authentique convention, qui se répète de film en film.
Un dernier élément permet de montrer comment les films prétendent faire référence à une réalité attestée. Dans ceux qui ont pour toile de fond des épisodes historiques particuliers, les cinéastes s’attachent à traduire dans les images une certaine représentation de l’époque à laquelle le film est censé se passer. En ce sens, deux exemples sont éclairants : Siboney et La Rosa blanca. Dans le premier cas, une ‘«’ ‘ préface ’» indique au spectateur que l’action du film se situe en 1868, au moment de la première guerre d’indépendance à Cuba. Juan Orol s’adresse en ces termes à son public :
‘Allá por el año 1868, cuando se aprestaba la isla de Cuba a la organización revolucionaria que produjo la primera guerra de independencia, en los dominios feudales de Gastón de Montero, colindantes con los del Conde de Villafranca, máximo mantenedor de la esclavitud, se inicia este romance.Les éléments précédemment décrits sont convoqués pour produire une reconstitution des conditions de vie de l’époque, qu’il s’agisse des costumes ou des habitations. Par ailleurs, le film fait clairement référence à la situation particulière de la Cuba de l’époque, à travers le traitement de la question de l’esclavage. Le personnage de don Montero, incarné par Juan Orol, se présente comme un fils de bonne famille, en principe voué à maintenir le système esclavagiste sur lequel sa famille a fondé sa fortune. Or, il s’y montre dès le départ hostile, et se présente même comme un redresseur de torts lorsque des injustices sont commises envers des esclaves par leurs maîtres. Il est en ce sens proche de Carlos Manuel de Céspedes, figure historique des luttes pour l’indépendance à Cuba qui a donné le signal de départ de la révolte en libérant ses propres esclaves. D’ailleurs, don Montero finit par le rejoindre et meurt au combat. L’élément historique est donc bien présent dans ce film. Toutefois, les termes dans lesquels il est présenté dans la ‘«’ ‘ préface ’» montrent que le sujet du film n’est pas seulement historique : il s’agit avant tout d’un ‘«’ ‘ romance ’», servi par un mode de représentation fondé sur une série de contrastes décrits dans le deuxième paragraphe. Les éléments mis en œuvre dans le film pour l’ancrer dans une réalité historique précise répondent moins à un souci de vérité historique qu’au désir du metteur en scène de recourir à une période troublée de l’histoire pour mieux mettre en valeur les péripéties amoureuses de ses personnages.
Dans La Rosa blanca, la situation est sensiblement identique. Le film a des prétentions biographiques affichées auxquelles il ne répond pas de façon satisfaisante. En effet, s’il prend grand soin de situer précisément son personnage dans le temps et dans l’espace, toute son action politique passe au deuxième plan par rapport aux multiples rebondissements de sa vie amoureuse, qui paraît être le véritable moteur de toute son action. Les éléments constituant la dimension référentielle du film sont donc là aussi convoqués davantage pour servir les intrigues qui se nouent entre les personnages que pour eux-mêmes.
Ce mode de fonctionnement de la représentation du réel dans les films est donc un véritable système de signes fonctionnant en termes d’oppositions et de parallélismes, et ce sont précisément les signes spatiaux concrets que nous allons à présent mettre au jour.
Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Editions universitaires, 1965, p. 11.
Jacques Belmans, op. cit., p. 9.
Jean-Pierre Berthomé, « Le décor : l’hégémonie de Cedric Gibbons », Hollywood 1927-1941, Paris, Autrement, 1991, Série Mémoires, n°9, p. 89-90.