II B. L’espace cubain donné à voir dans ses signes

L’espace s’incarne concrètement dans des lieux permettant de l’identifier facilement. Nous nous intéresserons dans un premier temps à ceux qui se situent à Cuba, pour voir comment l’espace cubain est caractérisé. Plusieurs films se situent physiquement à Cuba, dès les premières images proposées au spectateur. Le moyen le plus couramment employé est l’insertion d’images dans le générique, qui permettent de donner au film son cadre géographique de référence.

Dans Mulata, le générique met en place la référence à Cuba, et à La Havane en particulier, grâce à l’insertion de vues du Castillo del Morro, place fortifiée qui marque l’entrée dans le port de la ville. Dans El Amor de mi bohío, un petit texte en forme de prologue dit par le metteur en scène Juan Orol remplit cette fonction. Il comporte deux parties, que nous reproduisons sous la forme de deux paragraphes :

‘Nos encontramos en la histórica y romántica isla de Cuba. Ésta es la ciudad de La Habana, su capital, cuna de amor y alegría para tantos y tantos turistas que quedan prendados, y algunas veces prendidos para siempre en las redes del amor y de los bien torneados y cimbreantes cuerpos de otras tantas bellas y seductoras cubanitas.
A través de estos llanos sembrados de gigantescas palmeras, nos transportamos a los campos de Cuba donde empieza nuestra historia.’

Chacune des deux parties de ce prologue est accompagnée d’un panoramique, et les deux sont reliés par un fondu enchaîné, permettant de dessiner une continuité et une cohérence entre ces deux espaces. Le premier est constitué d’une vue de la ville de La Havane, progressant de sa façade maritime vers l’intérieur. Le second offre des images de palmiers, authentiques symboles de la campagne cubaine dans de nombreux films d’Orol. Outre les images, les termes employés sont révélateurs du point de vue adopté. Les données géographiques concrètes laissent la place à des considérations donnant à cette description un sens différent. La référence aux ‘«’ ‘ touristes ’» séduits par la ville de La Havane nous en dit long sur la perspective du metteur en scène, et permet de relier ce prologue au public du film, auquel il est d’ailleurs directement adressé. Tout l’intérêt d’une telle présentation se comprend en termes de public, puisqu’elle permet de faire le lien entre les hôtes et les visiteurs, les Cubains et les Mexicains, la terre d’accueil et le réalisateur. Le charme du pays décrit ici, dont la caractéristique fondamentale est le ‘«’ ‘ romantisme ’», dépend moins de ses propres traits morphologiques que de ceux de ses habitantes. La description des paysages cubains, qu’ils soient de nature urbaine ou rurale, sert davantage à suggérer une atmosphère particulière, et à planter le décor de l’intrigue, qu’à autre chose.

La situation géographique des films à Cuba passe par la présence à l’écran de certains éléments privilégiés qui sont autant de signes indiquant au spectateur l’espace dans lequel se situe l’action. D’ailleurs, si Orol affectionne tout particulièrement les palmiers, il n’est pas le seul à en faire l’emblème de Cuba, car il s’agit d’un mode de représentation employé dans de nombreux autres films. C’est le cas notamment au début de deux films qui ne se situent pas à Cuba mais à Veracruz, qui est dotée de la même caractérisation que le pays voisin, du fait de son atmosphère tropicale. Au début de Coqueta, nous voyons des images de bateau et de palmiers, tout comme dans El Ciclón del Caribe, où le générique défile sur des images de mer et de plage. La permanence de ces éléments permet d’affirmer qu’ils sont un moyen d’ancrer les films dans un espace concret et, au-delà, de suggérer une certaine atmosphère fonctionnant indifféremment à Veracruz ou à Cuba.

Cette perspective touristique est relayée à l’intérieur même des films, où nous pouvons mesurer l’empreinte imprimée par les metteurs en scène mexicains. Nous trouvons en effet dans deux films des séquences identiques, où un personnage cubain fait découvrir à un Mexicain les charmes de son pays et de sa ville. L’exemple le plus représentatif est celui de Viajera, dont l’actrice principale, Rosa Carmina, est cubaine, et incarne le personnage d’une danseuse. Elle vient de faire la connaissance d’Alfonso, un Mexicain qui lui dit ne pas connaître La Havane et souhaite pour cela s’en remettre à une personne experte. Elle prend donc en charge le lendemain l’organisation d’une visite guidée de la ville, qui passe par ses points les plus réputés sur le plan touristique. Ils se rendent d’abord sur le Paseo del Prado, puis elle l’invite à contempler ‘«’ ‘ el mar y este maravilloso Malecón ’». À propos du Castillo del Morro, elle lui précise que ce fut ‘«’ ‘ en la época colonial, una prisión modelo ’». Arrivés vers le Capitole où les a déposés un taxi, elle lui montre une statue de Martí, présenté comme ‘«’ ‘ el libertador ’», et son compagnon ajoute ‘«’ ‘ un gran estadista, y poeta por añadidura ’». Toute cette séquence est très artificielle, comme l’attestent les répliques des personnages, et il est évident que sa vocation touristique ne s’adresse pas seulement à Alfonso mais, au-delà, au spectateur mexicain que le film transporte pour quelques instants dans l’univers havanais.

Un personnage cubain donne l’occasion à un Mexicain de connaître des facettes de la réalité cubaine qu’il ignorait. Dans certains cas, cette découverte dépasse largement le cadre strictement touristique. Dans Ambiciosa, la traditionnelle promenade des deux personnages permet de faire apparaître à l’écran un véritable florilège de monuments havanais. Mais par la suite, Estela invite José Antonio à une fête dans le solar qu’elle prétend habiter, ce qui est l’occasion pour lui de se mêler à la communauté afro-cubaine. Si celle-ci n’est décrite que de façon extrêmement sommaire, en particulier à travers la présence d’un petit autel, mais surtout de ses musiques et de ses danses, dans ce film, Estela sert de trait d’union entre deux univers socialement et spatialement fort différenciés.

Dans Mulata une séquence permet également d’aborder les croyances liées à la santería. Après l’épisode où elle a frénétiquement dansé le bembé en public, Caridad est violemment frappée par sa patronne. Le marin Martín la retrouve et lui propose de l’emmener à La Havane. Les origines nationales des deux acteurs sont similaires à celles que l’on trouvait dans les exemples précédents, puisque dans tous les cas une Cubaine fait découvrir à un Mexicain des éléments spécifiques de son propre environnement. Dans la séquence qui nous intéresse ici, les deux personnages sont en train de se promener en charrette. La musique accompagnant la scène est au départ une banale ‘«’ ‘ musique de fosse ’», et elle se transforme peu à peu, à mesure que Caridad parle, en musique afro-cubaine. Au cours de cet épisode, elle présente à son compagnon certains objets et personnages associés aux rites de la santería. Ces explications sont au départ motivées par leur passage devant un lieu bien précis, le cimetière où est enterrée la mère de Caridad, qui était elle-même santera, comme le précise sa fille au cours du dialogue. Elle parle à Martín de Yemayá, divinité du panthéon yorouba adoptée par les adeptes de la religion afro-cubaine, et cet exposé permet de répondre aux questions formulées par le marin, mais aussi le cas échéant de satisfaire la curiosité d’un spectateur peu familiarisé avec de telles pratiques. La façon dont est représenté l’espace, et en particulier l’espace cubain, dans ces films, est avant tout adressée au spectateur, répondant ainsi à une vaste politique touristique selon des stratégies sur lesquelles il convient de s’interroger.