L’espace montré ne fait pas sens uniquement à l’intérieur des films eux-mêmes, mais tend à établir une communication avec le spectateur, et à engager sa participation. Le rôle des toponymes est important, car ils permettent de situer concrètement les films dans un espace identifiable. Ils peuvent être mentionnés sous plusieurs formes : on trouve des films où l’action est située dès le début par une voix off, comme c’est le cas dans la majorité des films de Juan Orol. Le lieu peut également être précisé par l’insertion d’un toponyme à l’écran, comme dans Aventurera, lorsqu’Elena se rend à Ciudad Juárez, aux confins de l’espace mexicain. Le fait de préciser les toponymes permet d’orienter l’interprétation du film. Dans d’autres cas, l’évocation d’un lieu concret se fait par le dialogue entre les personnages, qui permet d’identifier les lieux dans lesquels ils se trouvent, ou ceux vers lesquels ils se rendent. Dans Thaimí, la hija del pescador, le lieu où se situe l’action est présenté de manière relativement évasive par une voix off au début du film : ‘«’ ‘ Nos hallamos en un bello rincón del mundo, un pueblo de pescadores conocido por Playa Escondida. Una joven llamada Thaimí constituye la máxima atracción de sus moradores. ’» Le pays n’est pas précisé et le toponyme renvoie le spectateur vers un espace imaginaire et mystérieux, sorte de paradis isolé du reste du monde n’ayant pas encore été marqué du sceau infamant du péché originel. Cette configuration est conforme à la typologie des lieux du mélodrame, car le village de Thaimí appartient à la catégorie des lieux jouissant d’une caractérisation positive, en adéquation avec les personnages qui les peuplent. Le fait qu’il s’agisse d’un endroit caché du reste du monde implique que les personnages qui y évoluent peuvent vivre dans des conditions bien différentes de celles existant dans le monde extérieur. Cela met en relief la rupture introduite par Julio, le naufragé qui s’échoue sur cette plage, et fait découvrir à Thaimí l’amour et la trahison.
La présentation du lieu au début du film est accompagnée par un défilé d’images du prétendu village. Or, ces images (palmiers, mer, cahutes de paysans…) sont parfaitement identiques à celles qui servent à montrer Cuba dans d’autres films d’Orol. Ainsi, même si cela n’est pas affirmé clairement, la présence cubaine se fait sentir d’emblée, et elle sera confirmée par la suite, lorsque Julio, puis Thaimí se rendent à La Havane. Cette trajectoire montre de façon implicite que, si le village est présenté comme l’‘»’ ‘ espace périphérique ’», la ville de La Havane est dès lors l’‘»’ ‘ espace central ’». Cette proximité suggère que la capitale cubaine est le lieu qui s’oppose à celui du village, et qu’il existe bien une continuité géographique entre les deux.
Outre des pays et des villes, d’autres lieux sont nommés, pouvant éveiller chez le spectateur des souvenirs connus directement ou par la propagande publicitaire. C’est le cas des cabarets, dont les noms sont souvent précisés. Dans les films mexicains, ils sont la plupart du temps imaginaires, mais dans les œuvres réalisées à Cuba, il s’agit de cabarets bien réels et prestigieux : l’hôtel Comodoro dans Sandra, la mujer de fuego, où l’artiste travaille au début du film. Ce cabaret peut être identifié par les petits cartons de réservation posés sur les tables, et qui en portent le nom 435 . Dans Thaimí, la hija del pescador, la jeune femme est amenée à travailler au cabaret ‘«’ ‘ Caribe Hilton ’», qui lui-même se situe dans le rutilant Habana Hilton, largement filmé. Cet édifice représentait à l’époque l’incarnation même de la modernité architecturale, comme le rappelle justement Gilberto Seguí à propos de :
‘[…] la construction d’un quartier de grands buildings sur le tronçon de la rue 23 compris entre le Malecón et la rue L ; parmi eux se détachait l’hôtel Habana Hilton qui avait une volumétrie de prismes de béton encastrés, de grandes surfaces […] et une fresque gigantesque d’Amelia Peláez bleue […]. Ces immeubles de La Havane étaient, au début des années 50, les plus hauts de l’Amérique latine utilisant la technique du béton armé 436 .’Cette description souligne de quelle façon nos films proposent une représentation marquée par la référentialité : la représentation de La Havane y est conforme à l’image de la ville qui prévalait à l’époque, celle d’une capitale moderne, susceptible d’offrir à ses visiteurs tous les plaisirs. Dans No me olvides nunca, les personnages se rendent à une soirée organisée au Montmartre, un fameux cabaret havanais où se produit le non moins fameux chanteur cubain Beny Moré.
Dans les cas évoqués, la situation géographique précise de l’espace où se situe l’action a une valeur référentielle, et permet au spectateur de participer plus activement à l’interprétation des images proposées, car elles lui représentent un univers familier, au moins de réputation, comme le rappelle Jean-Claude Seguin :
‘Cette ville-référence vient offrir au spectateur un possible ancrage géographique au récit qu’il découvre. Possible ancrage puisque le destinataire peut lui-même être un familier des lieux qu’il voit représentés. Dans le cas présent, une subtile connivence se glisse entre l’auteur et son spectateur. Qui donc n’a jamais ressenti cette délicieuse impression qui gagne celui dont les yeux, parcourant un récit d’images, viennent buter sur celles d’une ville qu’il reconnaît. Le spectateur éprouvera alors un étrange et agréable sentiment de complicité qui se glissera furtivement pour lui faire croire que l’on parle pour lui, et pourquoi pas, de lui 437 .’Le fait de préciser les lieux permet de mettre en place une ‘«’ ‘ connivence ’» entre le spectateur d’une part, et le film et ses personnages d’autre part. Mais cette forme de participation du spectateur au film ne s’établit pas seulement dans ceux qui font référence à un espace réel, que le spectateur peut facilement identifier. En effet, certains présentent également un espace fictif, qui ne s’adresse plus à la connaissance du spectateur mais à son imagination :
‘La ville n’est pourtant pas toujours celle qu’il peut reconnaître, alors point de connivence. Que dire ainsi des récits qui nous entraînent aux fins fonds de l’Afrique noire ou de l’Extrême Orient, possibles déclencheurs de nos besoins d’exotisme et de nos fantaisies de voyage 438 ?’La référence à l’Afrique ou à l’Orient peut sans trop de peine être transposée au climat tropical des Caraïbes mis en œuvre dans les films. Ils invitent le spectateur à un voyage sur des terres qui peuvent être inconnues, mais dont la caractérisation cohérente permet de les identifier dans la relation dynamique qu’elles entretiennent les unes par rapport aux autres, mais aussi avec les personnages.
Ainsi, qu’il pose des références à un espace réel, ou qu’il choisisse au contraire de plonger le spectateur dans un monde inventé, le film engage une certaine forme de participation de la part de ce dernier, qui joue un rôle actif dans la perception et l’interprétation des données spatiales proposées. En ce qui concerne l’espace référentiel, André Gardies pense qu’il crée des ‘«’ ‘ horizons d’attente’ 439 » chez le spectateur, qui doit faire jouer simultanément ‘«’ ‘ une activité perceptive, une activité cognitive’ 440 » face aux images qu’il voit se dérouler devant lui. La dimension référentielle de l’espace cinématographique est donc la partie émergée de l’iceberg. La construction d’un authentique espace structuré, avec ses propres lois et son mode de fonctionnement, implique de la part du spectateur un autre type d’engagement interprétatif, dépassant de loin l’identification de lieux connus :
‘Parce qu’il répond à des lois qui ne sont pas celles du monde quotidien mais plutôt celles d’un monde de référence, parce que le dispositif scénographique le situe par rapport à moi, l’espace diégétique au cinéma, tout à la fois, impose l’évidence de sa présence et demande à être agencé, ordonné, structuré, en un mot construit par le spectateur à partir des ‘instructions’ et des ‘données’ que le film lui fournit 441 .’Dans les films, si la dimension référentielle est présente, il ne faut pas pour autant négliger le fait qu’ils proposent en même temps un traitement largement fantasmé de cette réalité, où la notion d’exotisme joue un rôle fondamental. En ce sens, les réflexions sur l’espace rejoignent pleinement notre questionnement sur les relations entre Cuba et le Mexique dans le domaine cinématographique.
Selon les exigences d’une réciprocité commerciale bien comprise : le réalisateur peut utiliser le cabaret comme décor, en échange d’une publicité plus ou moins discrète, qui passe par le fait de le nommer au cours du film.
Gilberto Seguí, op. cit., p. 29.
Jean-Claude Seguin, op. cit., p. 220.
Ibid.
André Gardies, op. cit., 1993, p. 76.
Ibid., p. 102.
Ibid., p. 68.