L’espace se construit dans un rapport de référentialité par rapport aux éléments qu’il met en scène, mais il traduit en même temps une tendance à l’exotisme, en particulier dans la mise en scène de Cuba. Cela vaut pour les metteurs en scène mexicains qui tournent dans l’île. Mais avant d’aborder les manifestations concrètes de ces représentations exotiques dans les films, il convient de dessiner le cadre théorique à partir duquel nous travaillerons cette notion. Nous empruntons la plupart de nos réflexions à la critique littéraire, champ dans lequel les réflexions sur l’exotisme ont été le plus largement développées.
En premier lieu, on peut souligner la relation mise au jour entre l’exotisme et les notions de cliché ou de stéréotype, déjà présentes à plusieurs moments de notre réflexion sur le genre. L’analyse des films dans une perspective s’attachant à en mettre en évidence les éléments ‘«’ ‘ exotiques ’» est au fondement de la relation entre Cuba et le Mexique sur le plan cinématographique, puisque, selon la définition générale de l’exotisme fournie par Jean-Marc Moura, celui-ci implique à la fois un voyage et un regard posé sur l’étranger :
‘En son sens le plus général, l’exotisme littéraire se caractérise par l’apparition de l’étranger dans une œuvre […]. L’inspiration exotique ne relève pas d’un simple changement de cadre substituant à un décor familier les séductions ou les effrois de régions mal connues. Elle suppose une certaine attitude mentale envers l’étranger, une sensibilité particulière, développée dans le contexte d’un voyage 442 .’Ce ‘«’ ‘ voyage ’» peut être directement représenté à l’écran à travers le déplacement d’un personnage vers un lieu dont il ignorait tout au départ. Mais cette notion peut également être prise sous une acception plus métaphorique, et le voyage devient alors celui, réel ou mental, effectué par les metteurs en scène eux-mêmes lorsqu’ils prétendent s’intéresser à la culture cubaine. En ce sens, les modes de représentation de la réalité sont visés, puisque l’exotisme n’est pas un genre figé dans une poétique particulière, mais une façon de représenter les choses et les êtres, comme le souligne Moura :
‘Une étude formelle distinguera donc une pluralité de poétiques exotiques, inscrites dans un contexte esthétique propre. Elle s’appuiera sur une analyse des procédés textuels de l’exotisme : principalement le travail des clichés et des stéréotypes associés à l’étranger, et la description, figure obligée de toute œuvre prétendant évoquer le lointain 443 .’Outre le recours abondant aux clichés, d’autres éléments interviennent, mis au jour dans le contexte littéraire, mais également présents et significatifs au cinéma. C’est le cas en particulier de l’‘»’ ‘ excès ’» et du ‘«’ ‘ contraste ’», dont Lise Queffelec a indiqué le rapport avec l’exotisme :
‘Quant aux règles de composition du paysage exotique, elles sont toujours les mêmes, quelle que soit la variété des pays et des références visés. Les deux principales en sont l’excès et le contraste […]. Le contraste, constitutif de l’espace même de l’exotisme sur le plan externe (un monde en contraste avec le nôtre) […] 444 .’Poussant encore davantage ses réflexions dans ce sens, Lise Queffelec précise le rapport entretenu entre l’univers exotique et la morale. Elle appuie sa réflexion non pas sur l’exotisme en tant que cadre littéraire général, mais en tant qu’espace défini dans les œuvres. Sa réflexion vient étayer la façon dont nous avons abordé les problématiques spatiales :
‘Le cadre exotique s’offre à notre regard comme sortie de l’identité, rupture des limites et intensificateur de la sensation […]. Le lieu exotique se fait lieu de libre déploiement du fantasme – sous dénégation. Le désert, la sauvagerie sont disparition de toutes les barrières sociales, retour à l’affrontement originel d’homme à homme, et de l’homme contre la nature 445 .’L’immersion de personnages dans une nature représentée sur le mode exotique a pour eux des conséquences importantes en termes de positionnement moral. Anne Ubersfeld abonde dans ce sens en montrant le lien établi dans le cadre de l’exotisme entre son mode d’expression sur le plan rhétorique et ses conséquences sur le plan social et moral : ‘«’ ‘ En attendant, voyage ou pas – et le voyage n’est pas indispensable – l’exotisme, cette combinaison provisoire, oxymorique, sert à quelque chose : à tenir le monde à distance, à exorciser les lois – lois de la société, lois de la vie et de la mort’ 446 . » La notion d’exotisme permet donc d’éclairer notre réflexion sur les représentations à l’œuvre dans les films sous un jour nouveau, tant sur le plan formel qu’en fonction de ce que cela engage des représentations elles-mêmes.
Enfin, il est un autre point sur lequel nous souhaitons revenir, concernant directement la question du genre. Nous avons montré la filiation existant entre le mélodrame et les genres ‘«’ ‘ paralittéraires ’». Or, l’exotisme est un élément supplémentaire permettant de les mettre en rapport. C’est ce que suggèrent les réflexions de Jean-Marc Moura, qui établi un parallèle entre l’émergence de l’industrie du divertissement et l’exotisme :
‘Dans sa version stéréotypée, l’exotisme est un moyen pour l’industrie du divertissement de susciter l’évasion, de nourrir et prolonger le rêve, d’échapper au quotidien […]. L’exotisme ne relève pas d’un genre paralittéraire spécifique qui l’exploiterait en priorité […] mais la plupart des catégories de la paralittérature peuvent y recourir pour ajouter un attrait supplémentaire à leur narration convenue 447 .’Cela rejoint les réflexions mentionnées antérieurement : l’exotisme n’est pas un ‘«’ ‘ genre ’», mais il contribue à alimenter l’esthétique de certains, et en particulier des genres paralittéraires dont nos mélodrames sont les héritiers. Cette transposition des réflexions de Jean-Marc Moura du domaine littéraire au cinématographique a d’ailleurs été effectuée par l’auteur lui-même, puisqu’il précise : ‘«’ ‘ C’est moins l’attrait des thèmes ou des paysages, l’étrangeté des mœurs décrites ou la beauté des belles étrangères qui importent que la technique de leur prise de vue, c’est-à-dire la capacité des studios à renouveler sensiblement leur présentation’ 448 . »
Rick Altman a montré que les genres sont des cycles de production, issus de la stratégie commerciale des studios, qui exploitent une recette à succès et doivent l’abandonner ou tout au moins la renouveler quand elle présente des signes d’essoufflement en termes de succès public. Nos films émergent massivement au milieu des années 1940 pour disparaître à la fin des années 1950. Nous pouvons ainsi nous interroger sur la possible érosion du pouvoir de fascination exercé par la représentation de Cuba dans les films : la mise en place d’une esthétique particulière, fondée sur un mode de représentation précis, a su attirer un certain public pendant un temps, et il convient de se demander quels éléments y ont contribué.
Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 3.
Ibid., p. 13.
Lise Queffelec, « La Construction de l’espace exotique dans le roman d’aventures au XIXe siècle », L’Exotisme, p. 355.
Ibid., p. 356.
Anne Ubersfeld, « L’Anti-voyage de Gautier », L’Exotisme, p. 373.
Jean-Marc Moura, La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XIX e siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 52.
Ibid., p. 53.