III B. Espace et paysages esthétisés

Qu’il s’agisse de la campagne ou de la ville, dans nos films, outre leur dimension référentielle, les paysages sont traités sur le mode esthtétique. En ce qui concerne la représentation du monde rural, les films se caractérisent par l’absence remarquée de ce qui fait l’activité humaine dans cet espace, les travaux agricoles. Et c’est justement parce que l’espace doit être pensé en fonction des relations entretenues avec les personnages qui l’habitent ou le parcourent que d’autres éléments sont privilégiés au moment de mettre en scène la campagne. Tout d’abord, les paysages filmés se caractérisent par leur luxuriance, renvoyant à la notion d’‘»’ ‘ excès ’», et traduite à l’image par de multiples plans montrant une abondante végétation. La façon de filmer les paysages cubains est tout à fait conforme à la définition que proposait Moura de l’écriture exotique dans le cadre littéraire. En effet, les éléments retenus pour donner à voir les paysages cubains sont à la fois peu nombreux et récurrents dans les films du corpus. Ainsi, ils proposent bien une vision stéréotypée des paysages, où le palmier devient le représentant emblématique de la campagne cubaine. Outre cet élément permettant dans les films de symboliser un ancrage tropical, la mer ou des plages fonctionnent de la même manière. Il s’agit à chaque fois de montrer à travers des images simples et répétitives que l’on est bien à Cuba.

D’autre part, en ce qui concerne plus directement la façon dont ces éléments sont mis en scène, la ‘«’ ‘ description ’» dont Moura faisait un enjeu essentiel de la littérature exotique est également présente dans les films, en particulier à travers le travelling et le panoramique. En effet, ces deux recours formels du cinéma permettent d’offrir au regard du spectateur un paysage progressivement dévoilé. Dans les films, ces deux procédés sont largement utilisés pour représenter à l’écran les éléments ‘«’ ‘ tropicaux ’» mis au jour. Ainsi, les paysages tropicaux sont mis en scène dans cette double perspective : à la fois à travers des traits significatifs, et sur le mode descriptif.

Dans María la O, ce mode de représentation est présent dès le générique, puis dans la première partie du film, pour bien situer le personnage principal dans son cadre de référence : dans une séquence où María rejoint son village, sa progression dans l’espace rural est mise en images à travers plusieurs panoramiques successifs, traduisant l’insertion du personnage dans cet espace, contrairement à Fernando qui y fait ensuite irruption. Dans Pasiones tormentosas, le paysage est traité de la même façon : il est le plus souvent décrit à travers des panoramiques (sur les palmiers et la mer, ou encore les champs de canne à sucre), ou une juxtaposition de plans fixes, qui contribuent également à décrire l’environnement dans lequel évoluent les personnages. Le lien entre les deux est établi dans ce cas par un travelling partant d’un palmier pour finir sur Fabiola chantant sous la ‘«’ ‘ palma del matrimonio ’» qui occupe une position stratégique dans l’économie spatiale et dramatique de l’intrigue. La représentation de l’espace cubain s’effectue sous le régime de l’exotisme, tant par le choix et la sélection des objets que dans la façon de les décrire.

Dans ce contexte, la pratique cinématographique de Juan Orol occupe une place de choix, et son attirance pour les représentations exotiques a été mise au jour par Eduardo de la Vega, qui écrit, à propos de Siboney :

‘[…] se trataba de un curiosísimo melodrama de tropicalismo y misterio con triángulo amoroso de por medio […]. Esta película acabó por definir las atmósferas y los temas favoritos de Orol. En delante, el cine oroliano oscilaría entre un tropicalismo muy particular y el gangsterismo fílmico derivado de Los Misterios del hampa 449 .’

Ce ‘«’ ‘ tropicalisme particulier ’» trouve son expression dans les images que le metteur en scène se complaît à produire dès qu’il tourne à Cuba, et où l’on trouve les palmiers, la mer et les plages, sans oublier les forêts à demi sauvages. Le paysage peut être ravalé au rang de simple décor, qui permet de filmer en toute liberté ses actrices favorites du moment, mais il permet aussi d’une manière plus générale de caractériser ce qu’est, selon Juan Orol, l’atmosphère tropicale. Cela apparaît très clairement dans Thaimí, la hija del pescador. Dans la première partie du film, Thaimí est complaisamment montrée dans son environnement naturel, celui d’un petit village de pêcheurs. La proximité du bord de mer donne à Orol l’occasion de filmer l’actrice Mary Esquivel en train de chanter dans des tenues pour le moins légères, et les palmiers lui permettent de régler ses cadrages pour donner à de telles scènes une configuration harmonieuse. Le paysage est ici fondamentalement ornemental, mais il sert aussi à suggérer d’autres choses : alors que Thaimí est en train de circuler dans une barque – et de chanter, bien entendu – elle tient dans ses mains un gros cordage de son embarcation qu’elle fait glisser le long de sa généreuse anatomie. La référence sexuelle est évidente, et même lorsque l’espace est mis en scène pour donner une vision bucolique d’une monde rural idéalisé, sa caractérisation érotique n’est jamais bien loin. On pourrait presque voir dans de telles séquences une certaine forme d’ingénuité du réalisateur, qui cherche avant tout à mettre en avant et à communiquer ce qu’Eduardo de la Vega nomme à juste titre ses ‘«’ ‘ afanes de exotismo primario’ 450  ».

Si le cas de Juan Orol, par son caractère extrême, est emblématique d’un certain mode de représentation fortement esthétisé du monde rural, celui-ci n’est pas le propre de ce seul cinéaste, puisqu’on le retrouve dans d’autres films, y compris ceux qui ne proposent pas de séquence clairement positionnée par rapport à cet univers. Dans des œuvres qui se passent fondamentalement dans l’espace urbain, la campagne fait des apparitions remarquées, toujours dans un double traitement : d’une part, elle est l’occasion de montrer de ‘«’ ‘ belles images ’» champêtres, et d’autre part elle sert à construire la caractérisation des personnages. Les exemples ne manquent pas, pour illustrer cette idée. Dans No me olvides nunca, les deux protagonistes se retrouvent sur une plage, qui leur permet de se déclarer leur flamme, comme dans Ambiciosa. Dans ce même film qui, tout comme le précédent, se déroule dans les milieux artificiels s’il en est du cinéma, Estela part en pique-nique à la campagne avec le projectionniste Óscar. Cette scène est l’occasion de montrer la simplicité de ce personnage masculin, qui contraste avec la personnalité de la jeune femme, froide et calculatrice. Cette campagne amène est le théâtre de la chanson qu’Óscar adresse à Estela, dans les plus pures règles du romantisme.

Mais le monde rural n’est pas le seul à bénéficier de ce traitement esthétique. Dans les films mettant en scène les milieux urbains, le même phénomène se produit : la ville est présentée comme fascinante, ce qui est favorisé par la fait qu’elle est mise en scène principalement de nuit. Cela permet dans de nombreux films de porter à l’écran ses enseignes lumineuses et autres panneaux clignotants, qui en font un décor presque féérique. La ville est alors comme une révélation pour les personnages – et le spectateur – qui la contemplent.

Une séquence éclairante à cet égard peut être trouvée dans El Ciclón del Caribe, au moment où María Elena, qui a été arraché à son village natal, arrive à Mexico. Conformément à ce que nous avons montré précédemment, le trajet entre ces deux points n’est pas montré, pour mieux souligner sur le plan visuel le contraste entre les deux. L’arrivée de la jeune femme dans la capitale est indiquée par des images des lumières de la ville. Ensuite, alors qu’elle a échappé de justesse à la maison close, elle erre seule dans la ville de nuit, et traverse des endroits rendus étranges parce qu’ils sont appréhendés du point de vue de ce personnage qui n’en maîtrise pas le fonctionnement. Sa petite valise à la main, elle déambule au milieu de mariachis, croise des touristes, arrive sur le lieu d’une fête foraine au lever du jour, et finit par déjeuner en compagnie d’une prostituée qui la prend sous son aile dans un marché de rue.

De manière différente, la ville et la campagne sont traitées comme des espaces fascinants, tant pour les personnages que pour le spectateur. Ce traitement particulier de la représentation de l’espace à l’écran souligne qu’il est moins mis en scène pour lui-même que pour ce à quoi il renvoie.

Notes
449.

Eduardo de la Vega, Juan Orol, p. 42.

450.

Ibid., p. 48.