III C. L’imaginaire des tropiques

Même s’ils s’incarnent dans des paysages concrets, les ‘«’ ‘ tropiques ’» sont davantage une atmosphère qu’un simple paysage. C’est du moins ce que nous pouvons penser, au terme de la réflexion sur la construction de l’espace dans les films : il s’articule avant tout en fonction des personnages qui l’investissent, mais aussi de ce que les personnages eux-mêmes y investissent en termes d’imaginaire.

Cette idée peut être illustrée par l’exemple de Sandra, la mujer de fuego. Dans ce film, le rôle joué par l’atmosphère ‘«’ ‘ tropicale ’» de la forêt et de la nature est déterminant. Au départ, Sandra est une jeune danseuse de cabaret très bien intégrée dans son milieu. C’est lors de son voyage sur les terres de son mari qu’elle découvre sa vraie nature de femme passionnée. À de multiples reprises, et en particulier au cours des scènes où elle dialogue avec Jorge, l’influence de la nature exubérante sur son propre comportement est affirmée avec force. Dans le vocabulaire employé, les personnages établissent une claire opposition entre le monde policé du devoir – celui de Jorge envers son patron, celui de Sandra envers son mari – et le monde sauvage où les instincts – érotiques en particulier – peuvent s’exprimer librement, en dehors de toute contrainte. L’influence de la nature consiste à écarter les hommes et les femmes du droit chemin prescrit par la morale, pour suivre celui que leur dictent leurs passions. L’exotisme remplit bien ici la fonction libératrice mise au jour par Anne Ubersfeld.

Dans Thaimí, la hija del pescador, la relation entre les villageois et la nature s’exerce sur le mode de la communion et de l’innocence, loin des débordements du film précédemment évoqué. Toutefois, alors que Julio tient tête à son frère en lui affirmant qu’il souhaite y rester, celui-ci ne manque pas d’évoquer la mauvaise influence de cet environnement naturel, qui brouille son jugement. C’est pourquoi il l’invite à poursuivre leur discussion dans le village voisin, qui représente la forme la plus proche de vie policée, et doit donc permettre à Julio d’échapper à cette emprise du milieu, qui semble opérer comme un sortilège.

Mais il ne faudrait pas réduire cette atmosphère tropicale au monde de la campagne. Il peut en effet tout aussi bien être transporté à la ville, en particulier à travers le personnage de la rumbera, qui, selon Silvia Oroz, incarne une certaine forme d’exotisme :

‘La rumbera ‘importa’ los ritmos musicales y trae consigo un pasado de cabaret de ‘otras tierras’ que la convierten en un objeto erótico definido. En la época, ‘tropical’ y ‘cabaret’ tenían una connotación de placer sexual muy marcada y a ello hay que sumarle que el origen cubano de la mayoría de las rumberas acentuaba esa carga, dada la innumerable cantidad de cabarets y prostíbulos que había en Cuba en la época 451 .’

Cela souligne que la représentation de l’atmosphère ‘«’ ‘ tropicale » ’à l’écran ne saurait se limiter à ses paysages luxuriants. En effet, cette notion peut facilement être étendue à l’ensemble de l’espace représenté, mais aussi à certains des personnages particuliers qui s’y trouvent de façon privilégiée. Le lien établi par Silvia Oroz entre les danseuses de rumba et leur origine cubaine apparaît en ce sens pertinent, car le fait de tourner les films à Cuba implique une représentation particulière de l’espace et des personnages qui y évoluent. En ce sens, la contribution des danseuses de rumba qui ont joué dans les films est fondamentale. En ce qui concerne la musique et la danse bien entendu, mais aussi dans les décors et les costumes dans lesquels elles effectuent leurs numéros.

La tendance la plus ‘«’ ‘ exotique ’» peut être trouvée dans Aventurera, où Ninón Sevilla interprète deux chorégraphies dans un décor oriental et un décor tropical. Dans la première, elle danse drapée dans des voiles, et dans la seconde, elle apparaît dans un costume décoré de fruits tropicaux, ce qui n’est pas sans rappeler au passage une autre artiste ‘«’ ‘ exotique ’», Joséphine Baker. Ainsi, dans les numéros qu’elles interprètent, les rumberas mettent en avant, à travers une scénographie et des costumes aussi impressionnants que révélateurs, cette référence aux ‘«’ ‘ tropiques ’».

Sans doute, l’image de Cuba à l’époque a dû jouer un rôle dans la mise en place de certains stéréotypes dans la représentation du pays. Toutefois, nous ne souhaitons pas donner une importance exagérée à de telles considérations, très difficiles à prouver dans l’état des données dont nous disposons. Ce que l’on peut dire, c’est que le mode de représentation de ces personnages en fait les emblèmes de l’atmosphère tropicale que l’espace dans les films met en avant. Par ailleurs, la référence à des données géographiques concrètes tend à s’atténuer, au profit de la mise en relation de ces personnages avec une forme exacerbée d’érotisme, ce qui peut facilement se vérifier dans les films : le cas de Sandra permet de faire le lien entre un espace particulier et ses conséquences sur les personnages qui y sont confrontés.

Finalement, les films construisent un authentique système spatial. Ils donnent à voir, en situant leurs personnages au cœur d’un espace fortement identifié, la façon dont ils conçoivent le monde et se considèrent eux-mêmes. On peut en ce sens opposer deux grandes tendances, qui ont leur traduction dans la représentation de l’espace. D’une part, il existe une forme de vie sociale qui agit sur les personnages de façon répressive, en leur dictant des normes comportementales à suivre : si certaines femmes évoluent dans les milieux du cabaret et parviennent à y trouver un certain épanouissement, cela signifie qu’elles sont d’une certaine manière déviantes par rapport aux normes en vigueur. À l’inverse, celles qui vivent dans un milieu rural simple dont elles partagent les valeurs peuvent être considérées comme plus conformes aux prescriptions sociales et morales.

L’espace dans les mélodrames permet de montrer la distance que les personnages sont amenés à parcourir au cours de leurs trajets, entre des lieux géographiques éloignés, qui sont en même temps des mondes fort différents sur le plan social et moral. Ainsi, en interprétant ces déplacements, on peut finalement penser que dans ces trajets, l’‘»’ ‘ espace-liaison ’» se retrouve subsumé dans le point d’arrivée, par le contraste que celui-ci établit par rapport au point de départ. Il existe dans ces mélodrames un intervalle, à la fois spatial et temporel, qui permet aux personnages de s’affranchir pour un temps du poids des conventions, de laisser libre cours à leurs instincts, à leur érotisme, et de dévoiler aux autres et à eux-mêmes leur nature profonde, avant que la norme ne finisse par les rattraper pour les réintégrer ou les faire disparaître. C’est précisément sur cet intervalle de liberté que porte à l’écran le mélodrame que nous allons nous pencher dans notre prochain chapitre.

Notes
451.

Silvia Oroz, op. cit., p. 72-73.