Dans la perception des films, les titres jouent un rôle non négligeable, ce en quoi ils peuvent être rapprochés des titres en littérature. Afin d’isoler les différents modes de structuration des titres, Gérard Genette a établi une distinction entre ce qu’il appelle les titres ‘«’ ‘ thématiques », ’et les titre ‘«’ ‘ rhématiques ’». En ce qui concerne les premiers, il précise :
‘L’adjectif thématique pour qualifier les titres portant sur le ‘contenu’ du texte n’est pas irréprochable, car il suppose un élargissement que l’on peut juger abusif de la notion de thème : […] un lieu (tardif ou non), un objet (symbolique ou non), un leitmotiv, un personnage, même central, ne sont pas à proprement parler des thèmes, mais des éléments de l’univers diégétique des œuvres qu’ils servent à intituler 452 .’À cette catégorie de titres, la plus courante, il oppose celle des titres ‘«’ ‘ rhématiques ’», qui se fondent sur la désignation d’une œuvre en fonction du genre auquel elle est rattachée. Cette distinction serait opérante pour nous si cette deuxième catégorie s’actualisait dans les films du corpus, ce qui n’est pas le cas. En effet, parmi les titres de films dont nous disposons, aucun ne fait référence au ‘«’ ‘ mélodrame ’», ou à toute autre désignation générique. Ainsi, la logique de l’intitulation des films doit être recherchée ailleurs. Il semble que Genette lui-même ait perçu les limites de la catégorisation proposée, puisqu’il conclut que ces deux sortes de titres remplissent la même fonction, qu’il qualifie de ‘«’ ‘ descriptive ’».
Le mode de fonctionnement du titre doit être pensé dans la relation dynamique qu’il entretient avec le public potentiel de l’œuvre. Genette pointe cette question, mais pour finalement ne pas la résoudre : ‘«’ ‘ À la fois trop évidente et trop insaisissable, la fonction de séduction, incitatrice à l’achat et/ou à la lecture, ne m’inspire guère de commentaires’ 453 . » Or, dans notre perspective, c’est bien là le point sans lequel on ne saurait réfléchir adéquatement sur le fonctionnement des titres des films. En effet, dans le cas de productions culturelles visant à séduire un public aussi nombreux que possible, nous ne saurions faire l’économie d’une analyse des titres en ce sens : s’ils sont bien l’un des ‘«’ ‘ seuils ’» ouvrant l’accès à l’œuvre, il convient de voir comment ils opèrent, ce à quoi nous allons à présent nous attacher.
Nature des titres | Titres des films du corpus | |||||||
Titres dénotatifs (onomastiques) |
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Titres connotatifs |
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Ces titres sont tous thématiques, mais ne portent pas sur les mêmes éléments 455 . Ils tournent majoritairement autour de personnages des films, et en particulier de personnages féminins. Ceux-ci représentent la totalité des deux premières sous-catégories, et la majeure partie de la troisième. Cette situation ne saurait nous étonner, car l’importance accordée aux personnages féminins est grande dans l’économie narrative et l’esthétique propre des films. Le fait que les titres des films renvoient explicitement à des référents féminins est en parfaite cohérence avec le contenu des films, et fait partie d’une stratégie de séduction : affirmer dès le titre la présence d’un personnage féminin, c’est donner un signe au spectateur quant au contenu du film.
Les titres ‘«’ ‘ connotatifs ’» pointent vers l’univers de la féminité, à travers la ‘«’ ‘ sensualité ’», ou les problèmes liés à la maternité et à la naissance. Le mélodrame dans les films du corpus se pose comme un genre essentiellement féminin dans les représentations engagées. C’est en tout cas ce que confirme l’omniprésence des références aux personnages féminins dès les titres des films.
Les prénoms féminins apparaissant dans les titres n’ont pas tous la même valeur, et sont divisés en deux catégories : celle des noms simples, et celle des noms accompagnés de précisions sur le personnage. Dans le premier cas, il s’agit de références à des personnages de l’histoire cubaine, et le titre établit d’entrée de jeu un lien avec Cuba, du moins pour un public averti. Dans le deuxième cas, un prénom a une consonance plutôt exotique, tandis que le deuxième est plus courant. Les indications fournies sur les deux personnages permettent de les opposer clairement : Thaimí est désignée avant tout dans sa relation filiale, et dans son appartenance communautaire et spatiale. Fille de pêcheur, on peut supposer qu’elle n’a rien au départ de particulièrement sulfureux, contrairement à Sandra, désignée par son sexe, sa nature chaude et passionnée comme le souligne l’allusion au ‘«’ ‘ feu ’». Une telle présentation implique que les attentes créées par ces deux titres ne sont pas exactement les mêmes : si Thaimí n’a au départ rien de remarquable, on peut supposer que le film va mettre en scène l’évolution de ce personnage. Au contraire, le titre du deuxième film invite le spectateur à assister directement au spectacle d’une femme dont la désignation est de ce point de vue fort prometteuse. Les titres sont pourvus d’une certaine propension à la dramatisation puisqu’ils permettent, dans leur formulation même, de la suggérer.
La deuxième et la troisième sous-catégorie de titres identifiées sont relativement proches de la première, mais aussi entre elles. Elles se différencient toutefois par des nuances dans le rapport qu’entretient le titre avec la désignation des personnages. Dans le premier cas, il s’agit de surnoms donnés au personnage dans le film lui-même : pour les deux premiers, l’entourage désigne ainsi les jeunes femmes, et pour le troisième, il s’agit d’un nom de scène. L’importance de ces désignations apparaît d’autant plus essentielle que le surnom de ‘«’ ‘ ciclón del Caribe ’» donné dans le film au personnage interprété par María Antonieta Pons finit par être appliqué à la rumbera elle-même, dans la presse de l’époque et les reportages qui lui sont consacrés, mais aussi dans des ouvrages plus récents, notamment celui de Fernando Muñoz Castillo où l’expression est utilisée à deux reprises comme sous-titre dans les trois pages qui lui sont consacrées 456 . De leur côté, Mulata et Piel canela se voient associées dès le titre du film à une certaine communauté ethnique, à laquelle elles sont rattachées par l’allusion à la couleur de leur peau. Il s’agit d’un élément dessinant d’emblée l’inspiration exotique ou ‘«’ ‘ tropicale ’» du film, censé exercer une certaine fascination sur le public.
Dans la troisième sous-catégorie de titres, les surnoms ne sont plus donnés de façon aussi directe aux personnages, mais ils se rapportent davantage à la façon dont ils sont caractérisés dans les films. Dans ce cas, le champ sémantique du péché, de la faute, voire de la perversion est omniprésent. À ce premier élément de séduction, il convient d’associer un deuxième phénomène que l’on observe dans plusieurs titres. Dans Aventurera et Hipócrita par exemple, outre l’allusion plus ou moins scabreuse au personnage féminin, il faut souligner que les titres sont en même temps des titres de chansons entonnées dans les films, selon la triple logique de la musique dans les œuvres, à la fois esthétique, dramatique et commerciale. La popularité des chansons étant un élément parfois déterminant dans la promotion des films, il convenait d’en souligner les occurrences dans notre corpus.
La présence d’un article défini accompagnant la caractérisation des personnages en souligne la particularité, et donc l’intérêt potentiel. Au contraire, dans les cas forts nombreux du troisième groupe où le titre n’est constitué que d’un adjectif, la dimension universelle ou exemplaire du personnage ainsi désigné est revendiquée, ainsi que sa représentation sur le mode de archétypal : le personnage cesse d’être individualisé pour atteindre le statut de représentant d’une catégorie morale.
Deux groupes de titres diffèrent radicalement des premiers. Ils ne concernent plus directement des personnages, mais des contenus plus généraux des films. Le fait qu’ils soient les plus rares en termes quantitatifs est révélateur. Cela montre en effet que la stratégie des titres des films se fonde davantage sur des promesses liées à un personnage – féminin en particulier – que sur des contenus, qu’ils soient thématiques ou dramatiques. S’ils sont très différents, on peut dire que leur point commun tient au rapport sémantique qu’ils entretiennent avec des notions liées au romantisme, ou à l’érotisme. Si Sensualidad affiche d’emblée un programmé érotique chargé susceptible d’attirer le public, des titres comme El Derecho de nacer ou La Rosa blanca fonctionnent sur le mode référentiel, puisqu’ils font tous deux allusion à des œuvres qui les ont précédés. Il s’agit dans le premier cas d’un feuilleton radiophonique cubain à succès, et dans le deuxième d’un vers de José Martí, sans doute moins connu, mais qui porte les marques d’un certain sentimentalisme, la rose étant traditionnellement la fleur de l’amour, et le blanc la couleur de la pureté et de la virginité. Dans ce cas toutefois, le lien entre le titre et le contenu du film est moins évident que dans les autres, et c’est pourquoi nous l’avons qualifié de plus ‘«’ ‘ métaphorique ’». Enfin, No me olvides nunca pose d’emblée une situation dialogique, et joue sur la proximité avec le spectateur potentiel, à travers cette adresse d’un ‘«’ ‘ yo ’» non identifié à un ‘«’ ‘ tú ’», qui peut être le spectateur lui-même. Ce titre fonctionne ainsi à la fois comme une invitation et une promesse.
La stratégie fondamentale dans le mode d’intitulation des films repose sur la séduction que les titres doivent exercer sur le spectateur, incarnée dans divers motifs. Mais ils s’incarnent également dans les affiches des films, riches d’enseignements.
Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 78.
Ibid., p. 87.
Le terme est employé dans le sens étymologique que lui donne Gérard Genette : « L’éponymie d’une personne, c’est le fait qu’elle porte un surnom : l’éponymie du nom, c’est sa valeur de surnom, c’est l’accord de sa désignation et de sa signification, c’est sa motivation indirecte. », Mimologiques, Paris, Seuil, 1976, p. 25. Le surnom – ou « éponyme » – est doté d’une caractérisation lexicale l’accordant avec la personne qu’il désigne, contrairement au nom – ou « caractérisation officielle » – pour lequel ce lien est parfois plus flou. L’étude de la nomination dans les films permettra de mesurer si cette différence vaut dans leur cas.
Les grandes catégories de titres renvoient à l’article de Jean-Claude Seguin intitulé « Les DVD de Tout sur ma mère », Discours audiovisuels et mutations culturelles, dirigé par Jean-Pierre Bertin-Maghit, Martine Joly, François Jost et Raphaëlle Moine, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 65-66. Il y pointe également les limites des distinctions genettiennes, et tente de les résoudre. Évacuant ainsi la catégorie « rhématique », trop peu représentée, il opte pour une distinction entre « caractères dénotatifs et/ou connotatifs des films ». Les « titres onomastiques » sont inclus dans le premier ensemble, dont ils deviennent les seuls représentants pour les films de notre corpus. Cela indique la relative simplicité des stratégies présidant à leur intitulation.
Fernando Muñoz Castillo, op. cit., p. 22-24. Le titre même de l’ouvrage fait référence à un autre film de la même artiste, intitulé La Reina del trópico (Raúl de Anda, 1945). Cela montre l’importance des surnoms des personnages dans les titres des films, qui parviennent à sortir de leur contexte d’énonciation propre pour se diffuser dans la biographie des interprètes.