Dans le dispositif cinématographique, les affiches des films jouent un rôle fondamental. Elles sont le premier contact que le spectateur a avec le film, et sans doute un élément déterminant pour le convaincre de franchir les portes de la salle obscure. Dans le cas des films qui nous intéressent, ces affiches sont dotées d’une importance stratégique d’autant plus grande que la majorité des spectateurs qui fréquentent le cinéma de genres est analphabète C'est du moins ce que l'on peut inférer de la nature des salles dans lesquelles ces films étaient projetés 457 . Ainsi, l’image que contient l’affiche devient un élément essentiel pour attirer le spectateur vers le film, en plus des informations délivrées par le texte que contiennent ces affiches. C’est sur cette double dimension de l’affiche – à la fois iconique et textuelle – que nous allons nous pencher.
Le mode de composition d’une affiche peut être très varié : selon le degré de proximité que l’affiche entretient avec le contenu du film, mais aussi selon les éléments qu’elle choisit de mettre en avant. Elle peut en effet insister sur les acteurs vedettes d’un film et se situer dans une situation de référentialité directe par rapport au film qu’elle annonce, ou au contraire rester plus mystérieuse et évasive. Si l’on parvient à mettre au jour, pour les films du corpus, un fonctionnement cohérent et homogène des affiches par rapport aux films, cela signifie que les affiches sont un élément dynamique dans l’élaboration du mode de figuration du genre. Une telle homogénéité est garante de l’existence de traits communs à tous les films, dès leur ‘«’ ‘ seuil ’», pour reprendre l’expression de Gérard Genette fort utile ici. Dans le contexte des films, l’affiche fait donc partie du ‘«’ ‘ péritexte éditorial ’», c’est-à-dire
‘[…] toute cette zone du péritexte qui se trouve sous la responsabilité directe et principale (mais non exclusive) de l’éditeur, ou peut-être, plus abstraitement mais plus exactement, de l’édition, c’est-à-dire du fait qu’un livre est édité, et éventuellement réédité, et proposé au public sous une ou plusieurs présentations plus ou moins diverses 458 .’Ces remarques, formulées dans le champ de la critique littéraire, peuvent être adaptées au cinéma, tout en conservant leur pertinence. En l’absence de réflexion d’ensemble sur le mode de fonctionnement des affiches au cinéma, on peut provisoirement considérer que l’affiche met en œuvre des stratégies relativement proches de celles de la couverture en littérature, en particulier à cause de la dimension commerciale – ‘«’ ‘ éditoriale ’», dans les termes de Genette – qu’elles ont en partage, et qui prend sans doute d’autant plus d’importance dans le cas du cinéma que les enjeux financiers y sont considérables. Genette insiste d’ailleurs largement sur la dimension ‘«’ ‘ éditoriale ’» de cet élément du péritexte, c’est-à-dire qu’il met en lumière non pas l’aspect lié à la création et à l’esthétique de l’œuvre, mais ce qui touche à sa vocation commerciale. La composition de la couverture, tout comme celle de l’affiche, propose une série de signes remplissant une fonction claire envers le public potentiel d’une œuvre. Dans les films, la vocation des affiches est fondamentalement commerciale, ce qui motive leur composition. Leur but est de séduire le public ; cette séduction se fonde sur plusieurs éléments mis au jour par Sara Vega et Alicia García dans le contexte cubain, où les modèles mexicains jouent un rôle déterminant :
‘[…] la cartelística mexicana de la Época de Oro tenía su sello particular, reconocido perfectamente por el público cubano que se inclinaba por sus melodramas. Aquella propaganda, más cercana en términos de ‘identidad’ influyó a los diseñadores de la isla. Sus carteles comenzaron a diferenciarse un tanto de los códigos norteamericanos en la expresión de lo entendido como ‘nacionalidad cubana’ 459 .’Les affiches proposent un mode de représentation autonome et original, qui fonde lui-même une esthétique particulière que nous pouvons rattacher à la notion de genre comme le font les auteurs en évoquant le ‘«’ ‘ mélodrame ’» mexicain, et la séduction qu’il exerçait sur le public cubain. Ces remarques nous intéressent d’autant plus que toutes les affiches étudiées sont créées par des Mexicains, et nous pouvons donc nous interroger sur les informations qu’elles nous délivrent sur les films, mais aussi sur la vision de Cuba qu’elles véhiculent, lorsque le cas se présente.
L’analyse des affiches est donc fort intéressante, à plusieurs niveaux : par la poétique particulière qu’elles développent, mais aussi par les hypothèses qu’elles permettent de formuler sur les contenus génériques des films et leur mise en images, comme le signale Charles Ramírez Berg dans le cas mexicain :
‘El entendimiento de la poética de los carteles devela cómo fueron creados y proporciona las herramientas analíticas con las cuales desciframos sus múltiples mensajes. Como veremos, estos carteles presentan un tipo de información cinematográfica, sobre la narrativa de una película en particular, pero también acerca de la historia del cine mexicano, sus géneros, producción, promoción y star system 460 .’Sur l’ensemble des films du corpus, nous disposons de treize affiches 461 , c’est-à-dire que les commentaires formulés s’appuient sur plus de la moitié des films. Ces analyses ne prétendent aucunement être exhaustives. D’ailleurs, la prise en compte d’un échantillon complet pourrait peut-être nous conduire à formuler des conclusions légèrement différentes. Toutefois, les éléments présents dans les affiches dont nous disposons permettent d'en dégager des ligne de force participant de leur cohérence générique.
Dans les règles de composition présidant à l’élaboration des affiches, quelques commentaires préliminaires s’imposent. Tout d’abord, elles sont toutes constituées d’une partie textuelle et d’une partie iconographique, la seconde occupant un espace plus important sur lequel vient se surimprimer la première. En ce qui concerne le texte mis en œuvre, il se réduit au strict minimum, et est révélateur des éléments sur lesquels se fonde la stratégie de séduction des films par rapport au public. L’image quant à elle peut se constituer d’une simple représentation par un dessin, figurant le plus souvent les personnages principaux du film ; ce dessin peut, dans certains cas, être accompagné d’une photographie dans un encart, mettant elle aussi le plus souvent en scène des personnages du film. Il peut s’agir soit d’un photogramme du film, soit d’une photographie de plateau, c’est-à-dire d’un cliché pris pendant le tournage mais qui n’apparaît pas dans le cours du film. L’articulation de ces deux sources d’images devra donc être prise en compte pour mener à bien l’analyse des affiches des films.
L’affiche est dotée de deux modes de fonctionnement distincts et complémentaires : d’une part, elle comporte un contenu thématique et narratif dans certains cas, lui permettant d’exposer les grandes lignes du contenu du film ; d’autre part, elle est également fortement esthétisée, en particulier dans sa façon de représenter les personnages féminins ou les décors dans lesquels ceux-ci se trouvent insérés. Sur le plan visuel, quelques éléments simples permettent au public éventuel de comprendre les conflits majeurs mis en scène dans le film. Ces indications sont parfois relayées par un texte dont la rhétorique promotionnelle, insistant sur la dimension spectaculaire du film, sert à inciter le spectateur à aller le voir.
L’apparition et la fréquence de ces éléments ne sont pas les mêmes dans toutes les affiches, c’est pourquoi, avant de proposer des commentaires fondés sur leur observation dans le détail, nous souhaitons les regrouper, sous la forme d’un tableau synthétique, pour voir dans quels cas ils se présentent. Cela permet en outre d’observer quels sont ceux qui apparaissent le plus fréquemment, et contribuent ainsi à dessiner une esthétique particulière des affiches, tendant à faire des films du corpus une modulation générique autonome. Les catégories utilisées sont celles qui se sont imposées au fil des analyses thématiques et esthétiques élaborées dans notre deuxième partie, en particulier l’image de la femme, l’atmosphère tropicale, ou encore la musique et la danse.
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María la O | NON | NON | Visage | Décor | ||||||||||||||
Mulata | OUI | OUI | Amour | Tenue de cabaret | Personnages | |||||||||||||
Sandra, la mujer de fuego |
OUI | OUI | Amour Violence |
Tenue de cabaret | Cabaret | |||||||||||||
Piel canela | NON | NON | Tenue de cabaret | Décor | ||||||||||||||
Hipócrita | NON | NON | Amour Mutilation |
Visage + Tenue de cabaret | ||||||||||||||
Coqueta | OUI | OUI | Amour | Tenue de cabaret | Costume | Costume Piano |
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Ambiciosa | NON | OUI | Amour | Tenue de cabaret | Personnage | |||||||||||||
El Ciclón del Caribe | NON | OUI | Buste + Tenue de cabaret | Décor Costume |
Costume Photo |
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Sensualidad | NON | OUI | Amour | Tenue de cabaret | Personnage | |||||||||||||
Aventurera | OUI | OUI | Violence Pègre |
Tenue de cabaret | Décor | |||||||||||||
Víctimas del Pecado |
OUI | OUI | Rivalité Maternité |
Visage | Costume | |||||||||||||
La Mesera del café del puerto |
NON | NON | Amour | Tenue de cabaret | Personnages | |||||||||||||
El Derecho de nacer |
NON | NON | Maternité |
Ce tableau permet de formuler plusieurs remarques quant au contenu des affiches, et ce qu’elles donnent à voir des films. C’est ce à quoi nous allons à présent nous attacher.
Voir à ce sujet 3. 1.
Gérard Genette, Seuils., p. 20.
Sara Vega et Alicia García, « La Otra Imagen del cine cubano », La Otra Imagen del cine cubano, La Havane, Cinemateca de Cuba/ICAIC, 1997, p. 7.
Charles Ramírez Berg, « Carteles de la época de oro del cine mexicano », Carteles de la época de oro del cine mexicano, Guadalajara (Mex.), Universidad de Guadalajara, 1997, p. 24.
Celles-ci se trouvent reproduites en annexe, dans l’ordre alphabétique des titres des films.