Genre fondamentalement axiologique, le mélodrame affiche une volonté moralisatrice envers son public. Le spectacle mélodramatique s’offre comme une leçon, que l’exemplarité de l’histoire représentée doit contribuer à faire passer. Les mélodrames cinématographiques proposent la célébration des mêmes valeurs que celles prônées dans le mélodrame théâtral classique, selon Jean-Marie Thomasseau : ‘«’ ‘ L’abnégation, le goût du devoir, l’aptitude à souffrir, la générosité, le dévouement, l’humanité sont les qualités les plus pratiquées, avec l’optimisme et une confiance inébranlable dans la Providence’ 464 ». Si le message moral véhiculé par le mélodrame a connu un infléchissement au cours du temps, cela ne remet pas en cause cette dimension du genre. Carlos Monsiváis va d’ailleurs jusqu’à considérer le mélodrame comme un nouveau catéchisme pour le public latino-américain, réaffirmant la filiation entre le mélodrame théâtral et cinématographique :
‘En cierto sentido, el melodrama clásico (del teatro español y francés de fines del siglo XIX y principios del siglo XX) conduce al laicismo el mundo ideológico de los Catecismos, y anima y transforma en definitiva a los arquetipos. Allí, con la idealidad que concretarán gritos y sollozos, el Alma ( la Familia, la Mujer, el Hombre) se enfrenta a sus enemigos: Mundo, Demonio y Carne 465 .’L’équivalence posée entre catéchisme et mélodrame est intéressante : le catéchisme étant une forme d’instruction de valeurs religieuses et morales, c’est le mode de fonctionnement du mélodrame par rapport à son public qui est ainsi renvoyé du côté de l’apprentissage et de l’édification morale. En termes de contenus, l’analogie entre les deux formes d’instruction est pertinente, puisque les éléments mis en œuvre par le mélodrame renvoient aux mêmes catégories que ceux présentés dans le cadre du catéchisme, en particulier à travers l’opposition entre les forces du bien et du mal. Elles s’incarnent dans des catégories particulières présentes dans nos films, notamment la famille ou encore la femme.
La notion d’apprentissage est mise en avant par Silvia Oroz, qui intitule un chapitre de son étude consacrée au genre mélodramatique ‘«’ ‘ La didáctica sentimental ’», et dans lequel elle écrit :
‘El melodrama cinematográfico latinoamericano fue la educación sentimental de más de una generación, consolidando y sublimando, a través de su propia convención lingüística, las conductas y modelos motivados por el dicho popular: ‘El amor lo puede todo.’ Es entonces cuando, por vía indirecta, entra en juego el pecado. El melodrama constituirá un eficaz modelo de comunicación donde el inseparable binomio amor-pecado, fundamental en la escala de valores patriarcales, queda homologado. Este cine será un discurso didáctico sobre los sentimientos que la cultura occidental clasificó de universales y naturales […]. Dicha producción, a través de las historias y alegorías presentadas y de sus prototipos correspondientes, ejemplificó la función social del melodrama como consultorio sentimental 466 .’Le projet moral est au cœur de la représentation mélodramatique. Silvia Oroz rejoint les analyses de Carlos Monsiváis, tous deux voyant dans le mélodrame tel qu’il s’est développé sur les écrans latino-américains une authentique école des sentiments. Dans leur optique, le mélodrame a une fonction à la fois normative et régulatrice, il propose des modèles de comportements auxquels le spectateur est invité à s’identifier. Ainsi, le mélodrame communique à son public un code moral, qu’il met concrètement en place à travers son propre dispositif narratif.
Ce projet moralisateur est un élément important du genre mélodramatique, et il est également au cœur du projet de certains cinéastes. En effet, si Pixérécourt affirmait écrire des pièces de nature mélodramatique pour édifier le public, certains cinéastes du corpus adoptent la même attitude. Ainsi, faire des films est un moyen de faire passer certains messages. Cette dimension moralisatrice des films a été soulignée en particulier dans le cas de Juan Orol, dont Eduardo de la Vega écrit :
‘Cualquier subgénero abarcado por don Juan (el melodrama de exaltación maternal, el cine de cabareteras o prostitutas, las películas de gángsters, etc.) lleva implícita la fábula, es decir, la invención de otra realidad para desembocar en el mensaje absolutamente edificante. La obra oroliana, plegada de personajes emblemátcios, de situaciones sencillas y de reminiscencias cinematográficas primitivas, es la de un hombre que esgrime la fábula para intentar corregir los defectos del mundo humano 467 .’Cette visée didactique et moralisatrice des films d’Orol est présente dans les films du cinéaste faisant partie du corpus, et elle se donne à voir à travers des recours formels particuliers. Le premier d’entre eux, présent dès les débuts du cinéaste, consiste à faire précéder le film d’une adresse directe à la caméra, permettant au metteur en scène de donner quelques précisions sur le film à venir, et d’en orienter la réception. C’est notamment le cas de Madre querida, dont nous avons analysé le prologue. D’autre films proposent également des prologues, qui ne se présentent plus sous la forme d’un discours adressé à la caméra, mais d’un texte introductif en voix off accompagnant des images de paysages. Ces séquences permettent de situer l’action, mais surtout d’attirer l’attention du spectateur sur certains éléments particuliers du film : un personnage dans Thaimí, la hija del pescador, l’atmosphère fantastique dans Pasiones tormentosas, l’histoire d’amour dans El Amor de mi bohío et Siboney. Si le projet moral du film n’est pas annoncé de façon aussi directe que dans le premier cas, cette prise de parole du metteur en scène qui prononce lui-même ces discours introductifs montre l’implication particulière du cinéaste dans ses films, et sa volonté de transmettre quelque chose au spectateur. Orol utilise d’ailleurs la voix off non seulement dans le prologue mais dans le déroulement même du film : dans Sandra, la mujer de fuego, cela lui permet de commenter les situations dans lesquelles se trouvent les personnages, et en particulier Sandra et son époux.
Cette vocation moralisatrice du mélodrame n’est pas l’apanage du seul Juan Orol. En effet, un réalisateur comme Emilio Fernández considère également que les films doivent servir à délivrer des messages particuliers au public, comme le souligne Julia Tuñón, dans un récent ouvrage consacré au traitement des figures féminines dans l’œuvre de ce cinéaste :
‘Emilio Fernández tiene pretensiones didácticas: quiere enseñar a sus audiencias a comportarse para construir el Mexicano nuevo, intenta transmitir un código de valores que rija las conductas y la arena es el territorio del amor […]. Entender cómo la pantalla construye los modelos del afecto es importante: es parte fundamental de la educación sentimental del pueblo 468 .’Autrement dit, il convient de mettre au jour dans les films la façon dont une morale est affirmée, non seulement du point de vue de metteur en scène et de ses principes, mais dans les relations concrètes qui s’établissent entre les personnages : la morale du mélodrame n’est pas seulement une pétition de principe, elle est également au fondement de l’esthétique du genre, et de son économie narrative et dramatique.
Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, p. 41.
Carlos Monsiváis, « Se sufre, pero se aprende (el melodrama y las reglas de la falta de límites) », p. 8.
Silvia Oroz, Melodrama, p. 50-51.
Eduardo de la Vega, El Cine de Juan Orol, Mexico, UNAM, 1985, p. 10.
Julia Tuñón, Los Rostros de un mito. Personajes femeninos en las películas de Emilio Indio Fernández, Mexico, Conaculta/IMCINE, 2000, p. 164.