II B. Les discours de la moralité dans les films

Les mélodrames étudiés se caractérisent par la duplicité du message qu’ils entendent délivrer. Cela apparaît en particulier dans la différence entre le traitement des problématiques morales par le discours et par les images. Si les premiers affirment la primauté des valeurs morales dominantes, les deuxièmes, par leur complaisance à mettre en scène les milieux du cabaret et les femmes qui les peuplent, participent d’une logique bien différente. Pour faire apparaître ces situations contrastées, nous allons nous attacher dans un premier temps à montrer comment les discours de la moralité se manifestent dans nos films, indépendamment de ce que donnent à voir les images.

Le premier élément remarquable est l’abondance des dialogues ou répliques faisant référence au thème de la mala mujer, c’est-à-dire de celle qui adopte vis-à-vis des codes moraux et sociaux un comportement considéré comme déviant. De tels jugements peuvent émaner aussi bien des personnages féminins ayant ce statut que d’autres personnages qui les jugent. Cette situation, qui se répète de film en film, illustre l’ambivalence des mélodrames à l’égard des codes moraux dont ils se réclament, car les personnages considérés comme marginaux par rapport à la norme y font largement référence. Nombre de films font, à un moment ou à un autre, un passage par le cabaret. En prenant l’exemple de quelques-uns d’entre eux, nous pouvons montrer que les rumberas et autres prostituées ont d’elles-mêmes une appréciation fort négative, reflet du regard que les autres portent sur elles, et qu’elles ont intériorisé.

Les femmes défigurées fournissent de bons exemples d’auto dépréciation, se justifiant par le contexte particulier dans lequel elles se trouvent. Leur physique défectueux se trouve en adéquation avec une intériorité présentée négativement. Cette correspondance entre les deux éléments – physique et moral – est d’autant plus frappante qu’elle se prolonge tout au long du film, surtout après l’opération qui leur permet de recouvrer d’un seul et même coup leur beauté extérieure et intérieure. Les répliques où ces personnages formulent des jugements négatifs abondent dans la première partie des films. Dans La Mujer marcada, par exemple, Ana dit à Germán qui l’a nourrie et recueillie ‘«’ ‘ No soy bastante buena. Todavía no me importa más que lo mío ’», ce qui indique, par l’utilisation d’adverbes de temps, la possibilité d’un changement à venir. Le même phénomène peut être observé dans Piel canela et Hipócrita. Une telle attitude peut dans une certaine mesure se comprendre de la part de personnages qui se retrouvent de fait exclus de la société, par des marques physiques considérées comme infamantes dont ils ne sont pas responsables. Mais en ce qui concerne les danseuses et prostituées qui ne connaissent pas cette souffrance physique, on constate que bien souvent la souffrance morale liée à leur situation est la même. De nombreuses répliques et dialogues permettent d’observer que, pour la plupart d’entre elles, elles reproduisent le discours que la morale dominante tient sur elles. Les seuls personnages féminins qui ne peuvent pas être identifiés avec ce type de discours appartiennent à deux catégories distinctes : soit il s’agit de personnages qui n’ont aucun lien avec les milieux du cabaret (María la O), soit ce sont des femmes de mauvaise vie qui assument pleinement leur condition (comme par exemple Sandra, ou Elena dans Aventurera). Dans ce deuxième cas toutefois, l’observation des leçons du dénouement permet de nuancer ce positionnement en marge des jugements moraux négatifs.

Si de telles condamnations morales peuvent venir des personnages féminins eux-mêmes, leur entourage constitue sans nul doute le groupe le plus enclin à mettre en avant une telle caractérisation. Si les femmes de mœurs légères sont promptes à se considérer négativement elles-mêmes, les personnages masculins évoluant dans les mêmes milieux n’adoptent jamais une attitude similaire. Le poids des convenances repose entièrement sur les personnages féminins, et leurs homologues masculins sont comme exempts de toute remise en question en ce sens.

Au début de Viajera, une photo de Rosa Carmina en tenue de danseuse circule dans le cours de musique que donne Alfonso, et les commentaires qu’elle suscite sont révélateurs de la façon dont de tels personnages sont considérés par le monde extérieur : un groupe d’élèves est en train de contempler la photo de la danseuse, et le professeur s’en saisit. Les jeunes hommes pris en faute se rejettent mutuellement la responsabilité, aucun d’entre eux ne voulant assumer la possession de ce cliché. Alfonso le qualifie immédiatement de ‘«’ ‘ fotografía indecente ’», tout en l’observant lui-même avec soin et en la brandissant à la cantonade, à l’attention du reste de la classe. Ainsi, il offre lui-même au regard de ses élèves ce qu’il désigne comme ‘«’ ‘ un anuncio muy inmoral para un espectáculo licencioso ’».

Dans El Ciclón del Caribe, José Luis, l’amant de María Elena qui avait disparu et provoqué son émigration à Mexico, lui reproche de gagner sa vie et d’être autonome. Il décide de se séparer d’elle, en lui laissant une lettre :

‘Me voy convencido de que nuestras vidas han tomado rumbos distintos. Te quería como siempre te vi, sin exigencias, modesta. Comprendo que esto ne puede ser y prefiero alejarme de ti para siempre. Pero me llevo en el corazón la imagen de aquella María Elena, la amante cariñosa, que me esperaba todas las tardes en nuestro rincón favorito de la playa.’

Ce petit texte est particulièrement révélateur. José Luis le prononce en voix off tandis qu’à l’image, María Elena apparaît cadrée en plan moyen. Le ton de la voix se fait de plus en plus doux, et finit dans un murmure, au fur et à mesure que José Luis fait référence à l’ancienne María Elena, celle qu’il a connue et aimée alors qu’elle était encore une jeune fille innocente de province. L’utilisation des marqueurs temporels dans la lettre est très clair sur ce point : c’est parce qu’elle a changé par rapport à celle qu’il avait connue qu’il décide finalement de s’en éloigner. Si les reproches adressés à la jeune femme ne sont pas aussi directs ici que ceux formulés dans le cas précédent, où le vocabulaire employé était beaucoup plus virulent, il apparaît toutefois que le statut de danseuse de cabaret auquel a accédé la jeune femme est, pour son ancien amant, parfaitement inacceptable. Le contraste entre les propos tenus et la réalité est flagrant : l’émotion se lit sur le visage de María Elena tandis qu’elle lit la lettre, ce qui montre que ses sentiments pour José Luis sont intacts, contrairement à ce que celui-ci prétend.

L’opposition entre ce qui est dit des personnages féminins et ce qu’ils sont réellement est exprimée par Barbarito, le lazarillo de Rubén dans Coqueta. Alors que le pianiste aveugle a recueilli Marta chez lui suite à une altercation dans le cabaret avec une danseuse, le petit demande au pianiste ‘«’ ‘ don Rubén, ¿por qué a las mujeres así, como ésta, les dicen malas, eh? ’». Il pose cette question alors qu’il est attablé, en train de faire ses devoirs sous la surveillance de Rubén. Marta dort dans un petit lit en face de son bureau, dans une attitude calme contrastant fortement avec son dynamisme nocturne dans le cabaret. Le petit garçon pointe ainsi l’ambiguïté des personnages féminins, jugés en fonction d’une partie seulement de ce qu’ils sont. Le petit garçon, qui voit la jeune femme en train de dormir – d’où la multiplication de démonstratifs dans sa question, soulignant que ce qu’il a sous les yeux est en contradiction avec ce que l’on en dit habituellement –, ne parvient pas à comprendre les jugements généralement émis sur de telles femmes. Il s’agit d’un des recours particulièrement exploités dans les films : le décalage entre le discours et l’image est souligné par la présence à l’écran d’une image du personnage critiqué, qui vient formellement démentir tous les vices dont on l’accuse. Ce procédé permet de remettre en question la validité des jugements portés sur ces personnages, surtout dans le cas où ils sont émis par des tiers. L’interrogation de Barbarito met en lumière de façon éclatante ce contraste, qui rend le discours incompréhensible à l’épreuve des images.

Il convient d’ailleurs de montrer de quels personnages émanent ces jugements, car cela permet d’une certaine façon d’en relativiser la portée. Dans les films, les membres de ce qui est considéré comme la bonne société, et qui se permettent à ce titre de juger négativement les autres, c’est-à-dire tous les personnages n’appartenant pas à leur groupe, ne sont pas caractérisés de façon très positive. Les personnages masculins n’ont pas le monopole des jugements négatifs sur les danseuses. En effet, l’opposition entre les fiancées officielles et les femmes de mauvaise vie, qui écartent les hommes du droit chemin, fait sens. C’est le cas avec Alicia, la fiancée de Julio dans Thaimí, la hija del pescador, qui semble en réalité bien plus préoccupée par les apparences que par les sentiments de Julio à son égard ou les siens propres. Alors qu’elle multiplie les reproches envers lui, elle résume la situation en lui disant ‘«’ ‘ estoy siendo el hazmerreír de todas mis amistades ’», ce qui indique qu’elle se préoccupe largement plus du qu’en dira-t-on que d’autre chose. En ce sens, son attitude contraste fortement avec celle de Thaimí qui n’agit qu’en fonction de ses sentiments pour le jeune homme, sans se préoccuper de considérations sociales qui lui sont totalement étrangères.

Une remise en question des codes dominants est à l’œuvre dans les films, de deux façons. Tout d’abord, parce que les émetteurs de jugements moraux qui condamnent les personnages déviants sont eux-mêmes fort critiquables dans leur comportement, ou bien parce que leurs paroles traduisent une profonde méconnaissance des personnages dont ils parlent ou auxquels ils s’adressent. En ce sens, la légitimité de l’ensemble de ces discours est mise en cause. Ce qui est dit des personnages féminins n’est absolument pas en adéquation avec leur vraie nature. Les cas de María Elena dans El Ciclón del Caribe, ou de Violeta dans Víctimas del pecado sont en ce sens exemplaires. En effet, ces personnages qui, par leur activité professionnelle, peuvent être rangés dans la catégorie des femmes de mauvaise vie, se montrent par ailleurs particulièrement généreux et attentionnés envers les autres. C’est le cas de María Elena qui refuse de quitter son travail de danseuse sans préavis au motif qu’elle est tombée sur un homme désintéressé qui lui a donné sa chance, qui a beaucoup investi pour elle, et qu’elle ne peut par conséquent pas abandonner du jour au lendemain ; c’est le cas aussi de Violeta qui, bien qu’elle travaille dans un cabaret, fait tout son possible pour donner à l’enfant qu’elle a recueilli les meilleures conditions d’éducation possibles.

Ainsi, la moralité se retrouve davantage du côté des personnages qui ont du cœur, même si leur activité professionnelle semble a priori les condamner. Cela permet d’indiquer clairement que la perversion a ses limites, qui sont celles que lui imposent les personnages eux-mêmes, mais aussi le dénouement.