II C. Dénouement et retour à l’ordre

Nous pouvons à présent reprendre, sur le plan thématique, le schéma élaboré à propos de la configuration du système des personnages dans les films. L’élément le plus important est la prise en compte du message délivré par le dénouement des films sur le plan moral. Une première constatation s’impose : deux trajectoires sont possibles pour les personnages occupant la place de la ‘«’ ‘ victime ’». Après avoir traversé diverses épreuves, ressenties de façon plus ou moins douloureuse selon le cas, deux solutions s’offrent au personnage. Dans le premier cas, il parvient à surmonter les difficultés auxquelles il a été confronté, en particulier dans ses relations avec l’univers de la morale dominante qui tendait à le rejeter. Alors, le personnage finit par être intégré de plein droit à la communauté. Nous sommes en présence de la forme la plus nette de ‘«’ ‘ happy end ’», puisque le dénouement du conflit se caractérise par un retour à l’ordre paisible. Dans le deuxième cas au contraire, le personnage ne parvient pas à surmonter ces épreuves et finit par disparaître. Cette disparition peut prendre deux formes : soit elle se fait par un éloignement géographique du personnage qui s’exile volontairement ou subit une forme d’ostracisme, soit elle se traduit par la mort du personnage. Dans les deux cas, nous assistons à une explosion de souffrance, qu’elle soit uniquement morale dans le premier cas, ou en plus physique dans le deuxième. Il semble alors que l’on s’éloigne de ce que l’on peut raisonnablement considérer comme un ‘«’ ‘ happy end ’». Toutefois, une observation attentive du contenu de ces différentes catégories de dénouements conduit à relativiser une telle opposition, plus apparente que véritablement opérante.

Afin d’y voir plus clair, nous allons classer les films du corpus dans un tableau synthétique faisant apparaître le type de dénouement auquel ils correspondent.

Tableau 13 : Mélodrame et happy end
Dénouement centripète Dénouement centrifuge
1) Intégration
(mariage)
2) Eloignement 3) Mort
Aventurera
La Mesera del café del puerto
Ambiciosa
El Amor de mi bohío
El Derecho de nacer
Siboney
(mort d’un prétendant)






El Ciclón del Caribe
Thaimí, la hija del pescador

Sandra, la mujer de fuego
(mariage prévisible)
Suggéré Víctimas del pecado
María la O
(échappe à la mort)
Volontaire Viajera
No me olvides nunca
(c’est l’objet du désir qui part)
Contraint Hipócrita
(convoi de prisonnières)
La Mujer marcada
(arrestation)
Retour au point de départ El Ciclón del Caribe
(elle quitte Mexico)
Thaimí, la hija del pescador
(elle quitte La Havane)
Sandra, la mujer de fuego
(elle quitte la forêt)
Sensualidad
Coqueta
Piel canela
Mulata

Ce tableau permet de formuler quelques hypothèses en ce qui concerne le message et la valeur du dénouement dans les films. La répartition des films dans les différentes catégories est relativement homogène. Toutefois, les dénouements ‘«’ ‘ mortels ’» pour les victimes sont de loin les plus rares sur le plan quantitatif, puisqu’ils concernent seulement quatre films sur l’ensemble du corpus, si l’on excepte le cas de La Rosa blanca que nous avons volontairement laissé de côté dans la mesure où son dénouement est dicté par des impératifs biographiques. Pour le reste, neuf films se soldent par l’intégration de la victime à la société grâce à un mariage, et neuf sont résolus par un éloignement. Pourtant, malgré cette variété, les films font partie d’un même corpus, dont les lignes de cohérence sont sans doute à chercher ailleurs que dans la surface de leurs fins.

Si l’on peut considérer que ces films continuent de faire partie de la même catégorie générique, alors que leurs personnages principaux paraissent connaître des destins relativement contrastés, cela nous conduit à formuler deux hypothèses. Soit la trajectoire des personnages est sans conséquences dans la catégorisation générique des films, ce qui n’est pas le cas pour le corpus étudié ; soit on peut dégager, derrière une apparente variété, des lignes de force que tous les dénouements ont en partage. Nous penchons vers cette seconde solution, c’est pourquoi il faut revenir sur la notion de ‘«’ ‘ happy end ’». Du point de vue des personnages, certains connaissent des destins pathétiques, et d’autres des évolutions heureuses. Du point de vue de la norme sociale et morale au contraire, toutes ces trajectoires peuvent être considérées comme heureuses. En effet, que l’élément perturbateur soit intégré au monde des valeurs ou qu’il en soit définitivement chassé, le conflit tourne invariablement à l’avantage de celui-ci. Dans cette perspective, les différents dénouements correspondent tous à une forme de conclusion unique : le triomphe de la société et du monde des valeurs sur la transgression.

En ce qui concerne la catégorie des dénouements ‘«’ ‘ centripètes ’», qui se traduisent invariablement par une ‘«’ ‘ intégration par le mariage ’», elle ne pose pas de problème particulier, d’autant qu’elle parvient à réunir sous la bannière du ‘«’ ‘ happy end ’» à la fois le monde des valeurs et la victime qui finissent par se rejoindre et même par fusionner. De la même façon, dans la catégorie de la ‘«’ ‘ Disparition ’» de la victime par la mort, un retour à l’ordre se produit. Dans tous les cas, le personnage féminin par qui le scandale était arrivé disparaît totalement, et ce type de dénouement peut dès lors être considéré comme un ‘«’ ‘ happy end ’», à la fois du point de vue des autres personnages, et de la norme qu’ils incarnent. La catégorie qui porte le plus de nuances est celle des dénouements ‘«’ ‘ centrifuges ’», affinée par des sous-catégories. Dans ce cas en effet, les situations sont plus diverses, mais sous cette apparente diversité se cache une grande cohérence. Les éloignements peuvent être rapprochés des deux catégories précédentes, selon le cas.

Dans les éloignements contraints, on se rapproche de la catégorie des issues mortelles des films. Dans Hipócrita ou dans La Mujer marcada, cet éloignement ressemble à une mort car la disparition du personnage se fait de façon coercitive, et le personnage ne quitte l’espace de l’intrigue que pour rejoindre celui de l’enfermement carcéral. Au contraire, les éloignements suggérés ou volontaires, le spectateur a la sensation que malgré son exil, le personnage pourra être appelé à continuer son existence, dans d’autres lieux. Ces nuances sont avant tout affaire d’interprétation, en fonction du rapport qu’entretient la victime avec le monde des valeurs à la fin du film. En effet, les images ne proposent pas de vision clairement différenciée selon le cas. Qu’il s’agisse de Viajera, dont le départ est volontaire, ou de Hipócrita, qui part enchaînée au milieu d’un convoi de prisonnières, l’image finale du film est la même : une femme sur le quai d’une gare, dont le départ se produit sous les yeux de son ancien amant. Deux plans strictement équivalents en termes de représentation sont donc convoqués pour signifier des dénouements divergents. C’est ici sans doute que se donne à voir la cohérence générique de la façon la plus claire, tant sur le plan de la forme (les images) que du fond (le message délivré par le dénouement).

Enfin, trois films occupent une place particulière, à mi-chemin entre deux catégories. Il s’agit de El Ciclón del Caribe, Thaimí, la hija del pescador et Sandra, la mujer de fuego. Dans les trois cas, le personnage s’intègre à un espace géographique et social en même temps qu’il en quitte un autre. L’émergence des structures génériques se fait jour derrière la diversité des situations. Dans les deux premiers cas, la trajectoire va de la campagne vers la ville, et dans le troisième le personnage se rend de la ville à la campagne. Dans tous les cas, le dénouement propose un retour du personnage à son lieu d’origine. Ainsi, l’originalité de Sandra, la mujer de fuego, si elle est bien réelle, ne remet pas en cause son appartenance au genre mélodramatique construit par les films du corpus.

Quelle que soit la solution finalement envisagée, la morale est sauve, et les personnages fauteurs de trouble se retrouvent soit absous, soit définitivement exclus du monde des valeurs. En ce sens, les dénouements des films sont en parfaite adéquation avec leur projet moralisateur, et les propos que tiennent les personnages sur le caractère néfaste des comportements déviants. Mais malgré tout, les mélodrames proposent, dans l’intervalle de la projection, un espace de liberté et d’affranchissement par rapport aux codes sans cesse proclamés. Tout comme les personnages féminins parviennent pour un temps à s’extraire des pesanteurs sociales et morales, la projection du film apparaît comme un espace de liberté bien plus subversif que ce que laissent transparaître les discours qui l’accompagnent.