III. Le discours à l’épreuve des images

III A. Fascination du genre

S’il ne fait pas de doute que les mélodrames proposent la mise en place d’un discours fondamentalement moralisateur, il ne faut pas pour autant les réduire à ce seul aspect. En effet, si le genre est capable d’attirer dans les salles un public relativement nombreux, ce n’est sans doute pas uniquement à cause de la morale affichée. Dès lors se pose la question de la séduction opérée par le genre lui-même sur son public. Parce qu’il est particulièrement codé et qu’il met en œuvre des éléments invariants, le genre peut être considéré comme fortement répétitif, s’opposant dans cette perspective à la pratique artistique créative. La morale prônée par le mélodrame ferait ainsi partie des éléments que le genre répète d’une œuvre à l’autre. La dimension morale des œuvres fait pleinement partie du projet mélodramatique. Dès lors, si l’on considère le genre comme répétant inlassablement ces éléments invariants, comment expliquer son succès ?

Nous avons eu l’occasion d’amorcer ailleurs 469 une réflexion sur ce sujet, qui nous avait permis de recenser certains arguments. Reprenant l’idée selon laquelle le mélodrame peut être considéré comme une cérémonie, nous rapportions les réflexions de Julia Przybos :

‘Si tout n’est qu’emprunt et redite, alors qu’est-ce qui fait l’attrait du mélodrame ? Qu’est-ce qui détermine son succès si les données de la pièce sont connues d’avance ? C’est bien le mélange subtil et l’agencement d’éléments plus ou moins familiers qui font la réussite du mélodrame 470 .’

Cette remarque suggère que le genre adopte une démarche double : son succès se fonde sur la répétition de certains éléments qui sont du goût du public, comme l’avait d’ailleurs montré Rick Altman en analysant la façon dont les genres se mettent en place ; en même temps, pour que le genre conserve malgré tout l’attrait de la nouveauté, il faut qu’il ‘«’ ‘ agence ’» ces éléments familiers de façon originale. Autrement dit, la marge de créativité à l’intérieur d’un genre est avant tout une question de dosage entre différents éléments.

Raphaëlle Moine souligne cette ambivalence du genre, qui dessine une opposition entre deux conceptions antagoniques du fonctionnement du genre dans son rapport avec le public. Elle montre que le genre peut être considéré comme :

‘[…] un instrument efficace d’encadrement idéologique qui impose aux spectateurs, à travers des récits stéréotypés et récurrents, des solutions, socialement normées. Le spectacle régulier des films de genre sert les intérêts des classes dominantes, dont l’industrie cinématographique est un représentant et un agent, en endormant le public, en l’amenant à partager ses propres positions idéologiques 471 .’

Les remarques formulées sur la dimension moralisatrice du mélodrame montrent que cette perspective est valable, car le spectacle générique implique la mise en place d’un code social et moral particulièrement prégnant dans les films du corpus. Mais une conception diamétralement opposée à celle-ci considère au contraire les genres comme une ‘«’ ‘ forme d’expression collective permettant de mettre en scène les valeurs communes, les oppositions culturelles fondamentales et structurantes d’une communauté ainsi que ses conflits conjoncturels’ 472 . » Ici, le genre est associé au mode de fonctionnement du ‘«’ ‘ rituel ’», permettant à une communauté donnée de mettre en scène sa propre cohésion. Comme l’indique Raphaëlle Moine, cette conception implique une grande homogénéité de son public, bien difficile à vérifier dans les faits.

Afin de dépasser l’impasse théorique à laquelle conduit l’opposition entre ces deux conceptions du genre, Raphaëlle Moine fait appel aux réflexions de Rick Altman, qui propose une forme de synthèse entre ces deux pôles. Les conclusions auxquelles il parvient sont d’un grand intérêt, car si elles sont valables sur le plan générique, elles apparaissent particulièrement convaincantes si on les transpose aux films de notre corpus :

‘On peut donc suivre la proposition de Rick Altman qui explique le succès d’un genre hollywoodien par une conjonction des intérêts idéologiques des studios et des attentes culturelles des spectateurs […]. On comprend mieux alors que les films de genre autorisent leurs spectateurs à vivre par procuration, le temps du film, des transgressions culturelles et à y prendre plaisir. Le film de gangsters ou le film d’horreur permettent par exemple de jouir d’un plaisir générique et codifié, mais culturellement inadmissible, en assistant au spectacle de crimes et de meurtres, tout en rétablissant in extremis les valeurs culturelles, sociales et morales de la loi : le gangster ou le monstre sont allés un peu trop loin, ils commettent un forfait de trop et finissent par se perdre 473 .’

La stratégie commerciale du Mexique est la même qu’à Hollywood, ce qui permet de reprendre ces considérations dans le cadre particulier de notre corpus. Il suffit de substituer à la catégorie générique ‘«’ ‘ film de gangsters ’» celle de ‘«’ ‘ mélodrame de cabaret ’» pour mesurer à quel point les conclusions auxquelles parvient Altman sont utiles. Le ‘«’ ‘ loi du genre ’» consiste à rétablir à la fin de la projection une morale et des valeurs largement bafouées pendant le film. Ce processus est à l’œuvre dans nos films, dont le dénouement illustre toujours le retour à l’ordre. Néanmoins, le spectacle générique constitue une forme de ‘«’ ‘ transgression ’» par rapport aux valeurs et aux codes dominants. Il s’agit d’un élément fondamental pour comprendre comment s’exerce la fascination et la séduction que le genre peut exercer sur son public.

Dans le cas de nos films, la transgression est liée à l’érotisme mis en œuvre dans les films. Selon la classification des dénouements, même dans les cas où le personnage perturbateur finit par disparaître physiquement, il a malgré tout permis au spectateur de jouir du spectacle de lui-même pendant la projection. C’est une des spécificités de ce corpus filmique : si la morale est apparemment réaffirmée sans cesse, tant par les discours des personnages que par leurs trajectoires, elle est pourtant battue en brèche par le plaisir que le spectateur éprouve dans la contemplation de corps féminins offerts en spectacle. Dans une société où les valeurs morales sont largement pétries de références religieuses, de tels films proposent, par leur mise en images des personnages, une valorisation de la sphère du péché indéniable. Si les films sont moralisateurs, nous allons à présent illustrer leur dimension libératrice, dans les images qu’ils proposent et qui viennent remettre en cause les discours de la morale.

Notes
469.

Julie Amiot, Pratique et critique du mélodrame, quatre films cubains des années 1950, Mémoire de DEA d’espagnol dirigé par Jean-Claude Seguin, université Lumière-Lyon II, juillet 1999, 168 p. .

470.

Julia Przybos, L’Entrepirse mélodramatique, Paris, José Corti, 1987, p. 20.

471.

Raphaëlle Moine, op. cit., p. 69.

472.

Ibid., p. 73.

473.

Ibid., p. 78.