III B. Images et discours : la grande ambivalence mélodramatique

Un écart fondamental sépare le déroulement de la diégèse du dénouement, en termes de discours moral. Nous y voyons une ambivalence, voire une contradiction qui peut contribuer à expliquer comment ce genre est lié à la notion de transgression. Pour le montrer, nous nous appuyons sur l’idée d’Altman selon laquelle la morale est réaffirmée ‘«’ ‘ in extremis ’» dans les films. Cela suggère que, si le discours moralisateur est bien présent dans le film de genre, il fonctionne presque sur le mode de la dénégation : après avoir montré pendant plus d’une heure des images séduisantes de personnages incarnant la déviance par rapport aux normes sociales, celles-ci finissent par être réaffirmées, ce qui va à l’encontre de ce que le spectateur a été invité à contempler durant la projection.

Cette duplicité du genre apparaît de façon flagrante dans les mélodrames du corpus, en particulier si on la relie à la représentation de l’érotisme et des relations amoureuses dans les films. Sur ce point, l’image qu’il propose des relations entre les hommes et les femmes lui confère une certaine originalité par rapport à l’ensemble de la production mexicaine de l’époque. En effet, Julia Tuñón a mis en évidence les grandes caractéristiques du traitement de l’amour dans les films mexicains de l’époque classique :

‘El cine mexicano transmite, bajo el rubro general de ‘amor’, una serie de formulismos precisos que supuestamente expresan los sentimientos. En la comedia ranchera el tema del amor hombre-mujer es común, pues permite, en las escenas de cortejo y serenata, cantar muchas canciones […]. El melodrama, en cambio, se asocia a la familia y a los conflictos que ella representa y el amor entre hombre y mujer aparece en este género más bien como un tema complementario, porque el fundamental es el de la madre hacia el hijo y viceversa 474 .’

Cette analyse reprend un des traits fondamentaux du mélodrame mexicain : sa tendance à exalter la figure maternelle et à en faire le centre de ses préoccupations et représentations. Dans les films du corpus, l’image de la mère brille par son absence, ou du moins par sa rareté, tant en termes quantitatifs que qualitatifs 475 . Dans un tel contexte El Derecho de nacer apparaît comme une exception: le problème de l’enfant est plus largement abordé, ce qui mérite quelques commentaires. Ici, cette question est inscrite dans le titre même du film, et l’importance que revêt ce thème peut être rattachée au fait que ce film tire son origine d’un feuilleton radiophonique. En effet, dans le cadre d’une retransmission par la radio, il est impossible de faire reposer la narration sur des images, et en particulier celles des rumberas si abondamment mises en avant dans les films. Il faut donc privilégier les conflits entre les personnages, les rebondissements dans la narration. En ce sens, cette œuvre est une héritière directe du mélodrame théâtral traditionnel, où la narration se fonde largement sur des éléments cachés, puis révélés aux personnages et au public. L’histoire de l’enfant abandonné qui ignore ses propres origines est propice au développement de ce type d’intrigue, et à son étalement dans une série d’épisodes. C’est sans doute pourquoi ce film est relativement original sur ce point par rapport au reste du corpus.

Ce que nous montre la place occupée par les relations mère-enfant dans les films, c’est que leur intérêt se situe ailleurs. En ce sens, ils ne sont pas tout à fait conformes à la tradition mélodramatique mexicaine, qui valorise à l’extrême les figures maternelles. Dans tous nos films, y compris ceux qui mettent en scène des enfants, l’accent est porté sur les relations existant entre les adultes, et en particulier entre les hommes et les danseuses, que celles-ci s’inscrivent dans un cadre triangulaire faisant place à l’amour légitime ou non. Nous assistons ainsi à une forme de revanche de l’image du ‘«’ ‘ mal ’» sur le ‘«’ ‘ bien ’» auto-proclamé dans les films. L’observation des images proposées, sur le plan strictement physique, permet d’affirmer que les personnages les plus sulfureux sur le plan moral sont en même temps les plus valorisés en termes de représentation. En ce sens, les films mettent en images une réalité fort différente des discours à l’œuvre.

Ainsi apparaît un autre élément qui contribue à l’originalité des films du corpus par rapport à leur contexte de production. Nous citons une fois encore Julia Tuñón, qui décrit la façon dont fonctionnent les stéréotypes – en particulier sexuels – dans le cinéma mexicain :

‘En este juego de funciones, hombres y mujeres juegan roles opuestos, que más que diferentes son contrarios entre sí. Se puede ser el ‘bueno’ o el ‘malo’, el avaro o el generoso, la madre sacrificada o la egoísta que se divierte […]. Aparecen así una serie de tipos que cubren funciones más que representar psicologías. No accedemos a las historias de seres completos, con ambivalencias, contradicciones, complejidades y procesos, con una vida social y mental determinada, sino a la encarnación abstracta de las virtudes y las pulsiones esenciales: justicia, verdad, lealtad, amor de madre, amor de hijo, entendidas de manera diversa según el género 476 .’

En ce qui concerne nos films, il apparaît nécessaire de relativiser ces analyses. Les personnages féminins représentés dans le corpus sont dotés d’une ‘«’ ‘ ambivalence ’» bien plus grande que ce que les réflexions de Julia Tuñón ne donnent à penser, du moins pour une partie d’entre eux. Ainsi, le stéréotype dans la représentation de la femme ne partage pas les personnages féminins entre ‘«’ ‘ bons ’» et ‘«’ ‘ mauvais ’» mais plutôt entre victimes ‘«’ ‘ passives ’» et ‘«’ ‘ actives ’», selon la répartition suivante :

Tableau 14 : Caractérisation des personnages féminins
Positive Ambivalente
Adelita (La Mesera…)
Inés (El Amor de mi bohío)
María Elena (El Ciclón…)
Siboney
Elena (Aventurera)
Aurora (Sensualidad)
Violeta (Víctimas del pecado)
Marta (Coqueta)
Estela (Ambiciosa)
Piel canela
Ana (La Mujer marcada)
Leticia (Hipócrita)
Thaimí
María la O
Mulata
Sandra
Viajera

Ce tableau, qui classe les héroïnes des films en fonction de la manière dont s’élabore leur caractérisation sur le plan moral dans les films, fait apparaître deux éléments essentiels. Tout d’abord, l’opposition binaire entre les ‘«’ ‘ bonnes ’» et les ‘«’ ‘ mauvaises ’» est inexacte pour rendre compte de la réalité des situations. Une catégorie est en effet complètement absente de la classification proposée, celle des personnages féminins considérés comme intégralement ‘«’ ‘ négatifs ’». Une catégorie intermédiaire s’impose, celle des femmes ‘«’ ‘ ambivalentes ’», sans laquelle on ne saurait rendre compte de la situation des personnages dans les films. Cette catégorie qui regroupe le plus de personnages, ce qui montre bien que l’on ne peut pas penser leur répartition en dehors d’elle.

Que nous apprend cette catégorisation ? En premier lieu, que les films du corpus traitent leurs personnages féminins avec une ‘«’ ‘ complexité ’» plus grande que celle que Julia Tuñón considère comme emblématique du mélodrame mexicain traditionnel. Elle montre surtout que la séduction du genre émerge peut-être d’une adéquation profonde entre caractérisation physique et morale.

Notes
474.

Julia Tuñón, Mujeres de luz y sombra, p. 102.

475.

Voir 2. 1. 2. 3.

476.

Ibid., p. 79.