III C. Justifier la transgression : une récupération morale

Ls personnages féminins que l’on peut apparemment ranger sous la catégorie des ‘«’ ‘ malas ’», du moins, si l’on en croit les discours portés sur eux dans les films, sont en réalité plus problématiques qu’il n’y paraît. C’est ce que suggère le fait que cette catégorie soit absente dans notre répartition des personnages féminins : les ‘«’ ‘ mauvaises ’» sont de fait remplacées par les ‘«’ ‘ ambivalentes ’», ce qui montre que les analystes du mélodrame sont sans doute allés un peu vite en besogne en décrétant que les personnages du genre étaient des archétypes, caractérisés de façon manichéenne et tout d’un bloc.

Le genre laisse une marge de liberté à son spectateur dans le décalage affiché entre ses discours et ses images, qui, si elle est bien réelle, ne doit pas pour autant être exagérée. Rapahëlle Moine parvient à cette conclusion, et nous la suivons sur ce point. Elle décrit les conséquences du dénouement dans la comédie musicale, permettant de relégitimer les valeurs sociales même si celles-ci ont été largement mises à mal au cours de la diégèse :

‘La transgression du code de bienséance est nécessaire à la mise en place d’une confusion sur l’identité du protagoniste masculin […]. Cette confusion permet au film de proposer plus d’une heure de quiproquo sentimental, où le plaisir générique l’emporte toujours sur le respect des conventions sociales […]. Mais toutes ces transgressions sont effacées à la fin quand se lève le quiproquo. La morale est sauve, les entorses aux bonnes mœurs pardonnées, le plaisir générique culturellement innocenté, puisque l’affaire se conclut par le mariage des deux principaux protagonistes 477 .’

Ces considérations éclairent les réflexions sur le mélodrame. Le statut de la transgression dans les films de genre est avant tout fonctionnel : si la transgression des codes dominants apparaît nécessaire, c’est parce que sans elle, il ne saurait y avoir de récit. La fonction de la transgression correspond avant tout à une dynamique narrative et diégétique, exactement comme le déplacement des personnages dans les films. Dans une telle perspective, la portée de la transgression donnée à voir dans les films est donc doublement relativisée : tout d’abord parce qu’elle n’intervient que pour donner une indispensable impulsion à la narration, mais aussi parce que le dénouement va complètement à son encontre. Ce que Rapahëlle Moine nomme le ‘«’ ‘ plaisir générique ’» ne trouve sa propre légitimation que dans le cadre de la représentation cinématographique, ce qui signifie que la transgression des modèles sociaux et moraux n’est opérante que dans le cadre d’un spectacle : ainsi, cette marge de liberté offerte par le film par rapport aux normes, si elle est bien réelle, ne franchit pas pour autant les portes de la salle obscure.

Cela nous conduit à nous interroger sur la portée réelle de la transgression. En effet, Georges Bataille, dans son célèbre essai sur l’érotisme, en arrive à la conclusion que la transgression fait partie des règles de fonctionnement du corps social, ce en quoi elle s’oppose complètement à la liberté :

‘La transgression organisée forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale. La fréquence – et la régularité – des transgressions n’infirme pas elle-même la fermeté intangible de l’interdit, dont elle est toujours le complément attendu […]. Souvent la transgression de l’interdit n’est pas elle-même moins sujette à des règles que l’interdit. Il ne s’agit pas de liberté : à tel moment et jusque-là, ceci est possible est le sens de la trangression 478 .’

Dans le cadre d’une réflexion sur le statut de la transgression dans les films de genre, ces remarques sont fort intéressantes. En effet, quoi de plus ‘«’ ‘ sujet à des règles ’» qu’un genre ? Dès lors, comment ne pas penser que les transgressions offertes à la contemplation – davantage qu’à la réflexion – du public, font, tout autant que les discours moralisateurs, partie du dispositif générique ? Cela permet de relativiser singulièrement la portée de ces transgressions, en montrant que celles-ci ne s’exercent que dans le cadre rigidement contrôlé du spectacle générique.

À la lumière de ces réflexions, nous pouvons interpréter le commentaire proposé par Julia Tuñón à propos de la fascination exercée sur le public féminin par le mélodrame :

‘Partiendo de la información con que se cuenta, creo que el gusto de la mujer por el cine se debe, además de la fascinación que las imágenes procuran, al placer de vivir, así sea en luces y sombras, otras vidas posibles […]. Se trata de mujeres de los estratos populares o las clases medias que, en mayor o menor grado, viven una existencia en que la mojigatería no es lo usual y, sin embargo, atienden mensajes fílmicos que en gran medida sí lo son 479 .’

La notion de transgression permet de mieux comprendre comment fonctionne le rapport entre le mélodrame et son public, féminin en particulier. L’identification proposée le temps de la projection à des modèles radicalement autres ne remet pas en cause l’appartenance de la spectatrice au corps social, mais permet au contraire de relégitimer la valeur de celui-ci. Ainsi, le spectacle cinématographique contribue sans nul doute à faire évoluer les mentalités, en proposant des images qui remettent en cause les modèles sociaux dominants, mais les discours et cadres narratifs dans lesquels celles-ci se trouvent insérées ôtent à ce processus une grande part de sa dangerosité. Il s’agit d’une transgression autorisée, qui ne remet pas fondamentalement en cause les codes en vigueur. C’est pourquoi il convient de séparer ce qui se passe dans la salle de cinéma et en dehors d’elle : même si le spectateur peut être amené à s’identifier à des personnages déviants, il le fait dans le cadre de la représentation cinématographique, ce qui alimente son ‘«’ ‘ plaisir générique ’». Cela ne signifie pas pour autant qu’une fois les lumières rallumées il mettra en pratique ce qu’il a vu : la projection – cinématographique et identitaire – s’offre avant tout comme une fable, avec ses règles et ses limites.

Notes
477.

Raphaëlle Moine, op. cit., p. 79.

478.

Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Les éditions de Minuit, 1957, p. 73-74.

479.

Julia Tuñón, Mujeres de luz y sombra, p. 68-69.