Afin d’aborder la question de la réception des films, il convient de procéder à l’évaluation de leur diffusion, tant sur le plan quantitatif – en ce qui concerne leur temps à l’affiche, notamment – que sur le plan qualitatif – ce qui implique de prendre en compte la nature des salles dans lesquelles ils sont diffusés, mais aussi le type de public qui les fréquente. De telles observations permettraient sans doute de formuler des remarques intéressantes sur le plan de la réception des films auprès de leur public, mais la difficulté majeure tient à l’absence de données dans ce domaine. En effet, tant au Mexique qu’à Cuba, nous n’avons pu que déplorer un telle lacune, et surtout l’inexistence de relevés systématiques concernant ces questions.
Cette situation pose de gros problèmes méthodologiques, que nous ne prétendons pas résoudre ici : les quelques remarques que nous pouvons formuler sur le public des films ne sont en quelque sorte que l’ébauche d’un travail restant à accomplir, et la tâche est grande dans ce domaine. La discontinuité des sources chiffrées, quand elles existent, implique un effort de reconstruction des données qui ne pourra sans doute se faire qu’au prix de recherches à la fois longues et collectives sur place. Autrement dit, il s’agit là d’une entreprise qui excède largement le cadre de l’étude proposée.
Toutefois, s’il nous a été impossible, pour des raisons pratiques évidentes, de consacrer le temps de notre recherche à l’étranger à la consultation des archives de maisons de distribution 482 , nous avons pu trouver un certain nombre d’éléments d’analyse fournis par d’autres sources. Certains historiens de cinéma ont visiblement eu accès à des données quantitatives, mais aussi à certaines précisions quant au type de salles où étaient diffusés les films. C’est le cas en particulier d’Emilio García Riera qui, dans son Historia documental del cine mexicano précise, pour chaque film produit ou coproduit par des Mexicains et diffusé dans le pays la salle dans laquelle il est sorti, et le temps qu’il est resté à l’affiche. Il ne s’agit là que de données partielles et en quelque sorte indirectes sur la diffusion des films, et sur leur réception par un public concret, mais de telles observations permettent néanmoins, en dessinant des comparaisons, d’évaluer le succès éventuel des productions étudiées.
Dans le domaine mexicain, des données similaires sont fournies par des ouvrages recensant, tout comme le faisait García Riera, mais de façon plus systématique car cela inclut également les productions étrangères, les films diffusés au Mexique. Il s’agit des cinq volumes de Cartelera Cinematográfica, établis par María Luisa Amador et Jorge Ayala Blanco. Deux recouvrent la période de notre étude : les volumes consacrés aux années 1940-1949 483 et 1950-1959 484 . Il s’agit en fait d’ouvrages recensant tous les films sortis au Mexique : si les relevés sont exhaustifs, ils ne fournissent pas de détails véritablement exploitables dans le cadre d’une évaluation quantitative et qualitative du succès obtenu par les films.
Il existe à Cuba des ouvrages offrant des renseignements similaires, même s’ils ne fournissent pas de données aussi complètes, notamment sur le plan chronologique. La revue Guía Cinematográfica, qui paraît à partir de l’année 1955, est éditée par le Centre Catholique d’Orientation Cinématographique, également impliqué dans la revue Cine-Guía. Le guide est élaboré en fonction du public auquel il indique quels films sont dignes d’être visionnés, et lesquels sont ‘«’ ‘ condamnables ’». La perspective confessionnelle de cette publication implique l’évaluation des films selon des critères souvent moraux, mais également esthétiques. De tels ouvrages permettent de percevoir selon quels critères les films étaient recommandés au public. Si nous ne pouvons aucunement extrapoler à partir de ces quelques éléments sur la réception elle-même, nous y trouvons des indications susceptibles de montrer quel était le degré d’acceptation ou même de prestige des films. Enfin, il convient de signaler la parution annuelle à Cuba d’un Anuario Cinematográfico y radial cubano, à partir des années 1941-1942, et jusqu’en 1960. Contrairement au cas de la Cartelera Cinematográfica mexicaine, il s’agit d’une publication contemporaine de la sortie et de l’exploitation des films, fournissant également des éléments intéressants. Mais comme son homologue, cette publication ne fournit que des indications sous forme de relevé des films diffusés, ce qui apporte finalement peu de renseignements sur le succès éventuel des films.
L’ouvrage permettant d’avancer quelques réflexion en ce sens reste l’Historia documental del cine mexicano, d’Emilio García Riera, qui n’a pas d’équivalent à Cuba. Il indique en effet à la fois le nom de la salle et le temps que chaque film évoqué est resté à l’affiche en exclusivité. En consultant les indications fournies pour les films du corpus, il apparaît que les films étudiés ne sont restés pour la plupart qu’une semaine à l’affiche. La seule exception à cette règle est El Derecho de nacer, dont le succès, attesté par la presse de l’époque, lui a valu de se maintenir durant sept semaines. Cette situation n’est pas sans conséquences sur la façon dont le film est considéré par la critique de cinéma au Mexique.
En ce qui concerne le type de salles dans lesquelles les films étudiés étaient projetés au moment de leur sortie, certains ont eu droit à d’authentiques ‘«’ ‘ palais du cinéma ’», qui se multipliaient à l’époque :
‘Desde el advenimiento del sonido, los exhibidores habían combinado de manera cada vez más decidida el aforo inmenso con un diseño arquitectónico que presagiara la grandeza de las películas que se proyectarían […]. A las salas ya existentes se agregaron once en 1948, dotando así a una ciudad de menos de tres millones de habitantes con 83 foros, desde los ‘piojitos’ más proletarios hasta los palacios más deslumbrantes 485 .’La description des salles de cinéma de Mexico proposée dans cet article souligne la dichotomie existant entre les cinémas les plus prestigieux d’une part, et les cinémas populaires, le plus souvent situés dans les faubourgs. L’absence de données précises sur les salles ne permet pas de tirer de conclusions sur la diffusion des films du corpus. Toutefois, on constate que certains d’entre eux sont sortis dans des salles de la première catégorie, notamment le cinéma ‘«’ ‘ Colonial ’» ou le ‘«’ ‘ Palacio Chino ’», ainsi décrits :
‘Este gusto por los palacios escenográficos prevaleció en el Colonial (1940), que no se contentaba con taquilla de maderas labradas, candiles de herrería y, de nuevo, fachadas coloniales dentro de la sala, sino que incluía palmeras a los lados de la pantalla; también el Palacio Chino […] llenó sus pasillos de Budas y esculturas de guerreros chinos, mosaicos con ideogramas y, en el interior, fachadas de una ciudad china y el Himalaya de fondo 486 .’En ce qui concerne les films du corpus, le Palacio Chino a été le théâtre de la sortie de Piel Canela, El Ciclón del Caribe, La Rosa blanca et Mulata. Ne possédant pas d’éléments précis susceptibles de justifier cette situation, il est toutefois possible d’avancer quelques hypothèses. Le premier film a pour actrice principale l’Espagnole Sara Montiel, ce qui peut contribuer à en asseoir le prestige. De la même façon, le deuxième met en scène Mará Antonieta Pons, l’une des rumberas ayant rencontré le plus gros succès public à l’époque. Quant à La Rosa blanca, le caractère officiel de cette coproduction mexicano-cubaine peut avoir conduit les Mexicains à lui réserver une salle de prestige. Quant à Mulata, il est le seul film de cette série dont le temps à l’affiche a dépassé la semaine d’exploitation, puisqu’il a été projeté pendant cinq semaines.
Ainsi, même en ne disposant que d’informations très partielles quant au succès public des films, les éléments existant permettent de formuler une double conclusion, largement confirmée par l’analyse de la presse contemporaine : les films ne restent à l’affiche que pour des durées fort limitées. En outre, ils se contentent le plus souvent d’une diffusion dans des circuits peu prestigieux. Cela peut être confirmé par les déclarations de personnes contemporaines de leur sortie ; ainsi, dans Las Reinas del trópico, José Luis Cuevas rappelait que sa rencontre avec les films de cabaret s’est effectuée dans les cinémas de quartier. Des Cubains comme Walfredo Piñera, ou le cinéaste Julio García Espinosa confirment cette idée : en nous entretenant avec eux, nous avons appris que c’est en fréquentant les cinémas populaires de leurs quartiers qu’ils avaient pu voir – et aimer – ces films.
Au Mexique, ce travail était rendu particulièrement difficile par la grande diversité des maisons de distribution de films au cours des années 1950. Si ces entreprises possédaient des données chiffrées concernant la production qui nous intéressait, ce qui déjà n’est pas toujours le cas, celles-ci ne proposaient le plus souvent pas de panorama complet, et l’archivage n’était pas non plus satisfaisant. Si l’on y ajoute les distances géographiques, problème singulièrement compliqué dans la ville de Mexico, une telle entreprise nous est vite apparue impossible, davantage destinée à nous faire perdre du temps que trouver d’hypothétiques informations exploitables. Quant à Cuba, la Cinémathèque de La Havane n’a pendant longtemps témoigné qu’un intérêt pour le moins faible envers la production prérévolutionnaire, ce qui exclut tout archivage institutionnel des données. D’autre part, la majorité des professionnels du cinéma de l’époque qui nous intéresse a quitté l’île au moment de la Révolution, emportant ou détruisant les documents liés à leurs activités. Là encore, il était donc de fait exclu de mener une enquête sur la diffusion et l’exploitation commerciale des films.
María Luisa Amador et Jorge Ayala Blanco, Cartelera Cinematográfica, Mexico, CUEC-UNAM, 1982, 596 p.
María Luisa Amador et Jorge Ayala Blanco, Cartelera Cinematográfica, Mexico, CUEC-UNAM, 1985, 608 p.
« Los palacios populares », Época de oro del cine mexicano, p. 44-45.
Ibid., p. 44.