II. La grande offensive commerciale des Mexicains

II A. Mise en avant de la stratégie des producteurs mexicains : Cuba comme enjeu commercial

Dans la revue cinématographique corporatiste Cinema Reporter au Mexique, deux éléments méritent particulièrement d’être signalés. Tout d’abord, dans les articles qui se penchent sur les productions en langue espagnole en dehors du Mexique, Cuba apparaît comme un sujet d’intérêt pour les Mexicains. Par ailleurs, la revue publie des interviews de professionnels du cinéma mexicain, et en particulier de producteurs, qui portent un intérêt non négligeable à la petite île, et ce de façon précoce.

Dès l’année 1942, les Mexicains réfléchissent à leurs relations avec Cuba en termes de diffusion, comme l’atteste l’article intitulé ‘«’ ‘ ¿Por qué el ejemplo de Cuba no lo siguen otros exhibidores del continente’? 495  », constituant le gros titre de la revue. Cela montre qu’il s’agit d’un sujet d’importance pour les professionnels du cinéma mexicain. Cet article est le compte rendu d’une visite effectuée par Octavio Gómez Castro à Cuba, où il distribue les films mexicains à travers la ‘«’ ‘ Continental Films ’». La question du lien entre Cuba et le Mexique est posée en termes de diffusion uniquement, mais les circonstances de la visite du distributeur mexicain dans l’île montrent que les productions mexicaines y occupent une bonne place, sur le plan quantitatif mais aussi qualitatif :

‘Se encuentra en México el señor Octavio Gómez Castro, gerente de la casa distribuidora de películas Continental Films, de la ciudad de La Habana, Cuba, a cuya iniciativa se debe la celebración de la Semana de Homenaje al Cine Mexicano en la bullanguera ciudad, y que comprende del día 8 al 14 de diciembre. El hecho de que la Continental Films tan sólo maneje en esa región del planeta las cintas de Films Mudiales, SA y Filmex, no es motivo para que pasemos por alto el homenaje que se rinde al cine mexicano, beneficio que sin duda alguna alcanzará a otros distribuidores que manejan el resto de la producción mexicana.’

Cette présentation des activités de Gómez Castro à Cuba, où il s’efforce de promouvoir le cinéma mexicain, illustre les prétentions des Mexicains par rapport au pays voisin : l’implantation d’une maison de distribution dans l’île n’est envisagée que comme une étape dans la conquête du marché que représente Cuba aux yeux des Mexicains, avant de se tourner vers le «‘ reste de la planète ’», comme le suggère le chroniqueur dans un accès d’enthousiasme sans doute quelque peu démesuré.

Quelques temps auparavant, dans ‘«’ ‘ Nuestro mercado en Cuba’ 496  », ce n’est pas seulement la question de la distribution mais également celle de la production qui était abordée. L’article propose une analyse du marché cubain du cinéma selon deux professionnels mexicains cherchant à développer leurs intérêts dans le pays voisin. Le premier est Gregorio Walerstein, de la ‘«’ ‘ Filmadora mexicana ’», et le second est Gonzalo Elvira, de la ‘«’ ‘ Iracheta y Elvira ’». Ces deux producteurs sont interviewés à leur retour de Cuba, où ils ont effectué un séjour ‘«’ ‘ con objeto de encauzar la mejor explotación de algunas películas, producidas o distribuidas, por las citadas entidades’. »

Selon eux, les films mexicains sont particulièrement appréciés dans l’île, ce qui leur offre d’intéressantes perspectives en termes de distribution de leurs propres productions. C’est ce qu’indique Elvira :

‘La aceptación, para todas nuestras producciones, es absolutamente franca, desde los cines que, en Cuba, denominan del Primer Turno, hasta cualquier otra clase de salones, tanto de la capital como del resto de la isla […].
Cuentan en La Habana, con unos buenos estudios, y disponen de excelentes elementos técnicos, de música formidable y de muy buenos artistas […]. Sin embargo, la producción arrastra una vida un poco lánguida, a causa del reducido número de películas que se filman. Nosotros, en representación de nuestras respectivas firmas, hemos iniciado gestiones para rodar algunas cintas en aquella República, a base de diversos elementos del país, reforzados con algunos de aquí.’

L’image de l’industrie cinématographique cubaine donnée par le producteur et distributeur mexicain est éclairante. Il suggère tout d’abord que le cinéma mexicain est auréolé d’un certain prestige, puisque ses productions sont distribuées dans les meilleures salles du pays. Par ailleurs, parmi les ‘«’ ‘ très bons artistes ’» auxquels il fait allusion, la comédienne Rosita Fornés, héroïne de No me olvides nunca, dont elle partage la vedette avec le Mexicain Luis Aguilar, est mentionnée.

Le deuxième paragraphe retient l’attention : une stratégie de pénétration du marché cubain s’y dessine non seulement sur le plan de la distribution, mais aussi de la production de cinéma. Après avoir rappelé l’existence d’infrastructures cinématographiques à Cuba, Gonzalo Elvira soulève certains problèmes de son point de vue de producteur. Le système qu’il préconise est bien celui des coproductions, devant se mettre en place à l’initiative des Mexicains, avec une intervention de Cuba dans plusieurs domaines. Sur le plan du personnel technique et artistique, mais également en ce qui concerne plus directement le contenu même des films, qui doivent mêler certains éléments réputés spécifiquement cubains, et d’autres, issus de la tradition mexicaine. Les premiers sont décrits de façon particulièrement floue, puisqu’il s’agit de mettre en œuvre ‘«’ ‘ divers éléments du pays ’», sans davantage de précisions. Sans surprise, la musique figure en bonne place parmi ces ‘«’ ‘ éléments ’» cubains à cultiver dans les films : les coproductions étudiées semblent bien se situer dans la droite ligne de ce projet. Il s’agit d’une volonté d’expansion des activités des producteurs mexicains en direction de Cuba, impliquant à la fois d’exporter et d’acclimater des produits à un nouvel environnement, d’où l’intérêt de mettre en œuvre des ‘«’ ‘ éléments cubains ’» dans les films.

L’intérêt que suscite Cuba auprès des Mexicains est par ailleurs attesté dans cette revue par le fait que périodiquement, des articles proposent des comptes rendus de l’état de la production cubaine, mais aussi, plus largement, des panoramas de la culture cubaine, qui ne se cantonnent par au seul champ cinématographique. Ainsi, au cours de l’année 1944 497 , un numéro entier de la revue est consacré à ‘«’ ‘ la República hermana de Cuba ’». L’existence de ce numéro spécial de Cinema Reporter est digne d’intérêt car c’est le seul exemple d’un numéro entier consacré à un autre pays que le Mexique, parmi tous les numéros consultés. Si d’autres pays de langue espagnole font l’objet d’articles réguliers – c’est le cas en particulier de pays comme la Colombie, le Venezuela ou l’Espagne – nous n’avons trouvé qu’un cas où la revue toute entière se consacre à un autre pays, et il s’agit de Cuba. Les éléments mis en avant montrent quels sont les centres d’intérêt que le Mexique trouve à Cuba. Ce numéro se présente d’emblée comme un hommage à l’indépendance cubaine, et propose à la fois un historique et un état des lieux de la culture cubaine. Le point de vue affiché se fonde sur une vision fondamentalement touristique de Cuba, comme l’attestent les lignes introductives de l’article ‘«’ ‘ Cuba a grandes rasgos ’» :

‘Hasta poco antes del traicionero ataque de Japón a Estados Unidos […], Cuba era el centro turístico de más movimiento en toda la América. Por la hermosa y pintoresca bahía de La Habana desfilaban como caravanas o comboyes los más lujosos transatlánticos de recreo; las más vistosas embarcaciones turísticas.’

Le caractère « ‘pittoresque ’» de la ville de La Havane est affirmé sans davantage de précisions, ce qui donne le ton de l’ensemble de ce numéro spécial consacré à Cuba : l’île est présentée sous son jour le plus favorable, c’est-à-dire le plus touristique, selon le même procédé que celui mis en œuvre dans sa représentation filmique, et la façon dont elle est décrite frôle le plus souvent le cliché. Cela apparaît très rapidement, notamment dans la façon dont les Cubains sont caractérisés. La ville de La Havane est en effet considérée comme ‘«’ ‘ cosmopolite ’», du fait de l’influence nord-américaine qui s’y fait sentir : ‘«’ ‘ El cubano es liberal, comunicativo, inteligente, y es por eso que ha sabido amoldar su vida a un sistema modernísimo. Las mujeres son valientes, tenaces y excesivamente femeninas; femeninamente rebeldes’ 498 . » Cette caractérisation des femmes cubaines n’est pas sans rappeler la façon dont Juan Orol les présente lui-même au début de certains de ses films, mais cela montre surtout que l’un des grands intérêts que trouvent les Mexicains à Cuba se trouve précisément dans sa population féminine, dont la représentation constitue un enjeu commercial fondamental dans les films étudiés.

L’autre élément très présent dans cette description générale de Cuba est la religion afro-cubaine, qui apparaît fascinante pour les Mexicains, à l’instar des images qu’en donnent les films du corpus. Mais là encore, cette fascination se traduit par une vision somme toute fort superficielle de ces phénomènes. C’est ce que donne à penser la description proposée des carnavals : ‘«’ ‘ los negros […] forman unas comparsas de vistosos trajes y se pasean por las calles con sus bailes rituales, adornando la ciudad con un espectáculo curioso y original para los mismos nativos’ 499 . » Le vocabulaire employé montre que le commentateur se place d’un point de vue totalement extérieur au phénomène dont il rend compte, adoptant une attitude de simple spectateur. La façon dont il conclut sa description souligne également que la façon d’envisager Cuba n’est en fait que la confirmation des clichés touristiques les plus éculés, largement mis en œuvre dans les films : ‘«’ ‘ Así, a grandes rasgos, es Cuba la Bella, la hija consentida del Caribe, la que el sol acaricia, besándola con sus rayos más ardientes y el mar quisiera aprisionar entre sus olas para convertirla en una concha. ’»

La vision de Cuba mise en place dans les films est largement relayée par la critique mexicaine, qui met en avant les éléments les plus touristiques de l’île, au moment où elle prétend s’y intéresser de la façon la plus sérieuse et la plus complète. Une telle représentation se situe dans la droite ligne de celle des producteurs mexicains, cherchant à inclure dans leurs films les éléments les plus amènes ou les plus ‘«’ ‘ originaux ’» que Cuba peut leur offrir, et que l’analyse des films a permis de mettre en évidence : l’intérêt pour Cuba est avant tout fondé sur des critères d’appréciation d’ordre commercial, faisant largement appel au ‘«’ ‘ pittoresque ’», au détriment d’une prise en compte plus profonde de la culture cubaine.

Cette prégnance du point de vue des producteurs mexicains dans la presse spécialisée est confirmée par le fait qu’une telle perspective commerciale ne s’exprime pas que sous leur plume. En effet, de nombreux articles procèdent de la même logique dans leur façon de présenter les films: il s’agit de textes clairement publicitaires, donnant de ces productions une image conforme à celle qui s’étale sur les écrans, en particulier grâce à ses interprètes féminines.

Notes
495.

« ¿Por qué el ejemplo de Cuba no lo siguen otros exhibidores del continente? », Cinema Reporter, 27 novembre 1942, 5ème année, n°228, p. 1.

496.

« Nuestro mercado en Cuba », interview de Gregorio Walerstein et Gonzalo Elvira par Rosello Clar, Cinema Reporter, juillet 1942, 5ème année, n°207, p. 12.

497.

Cinema Reporter, 20 mai 1944, n°305, 66 p.

498.

Ibid., p. 8.

499.

Ibid., p. 9.