II C. Des critiques négatives

Les films du corpus ne sont pas jugés favorablement par la critique, tout du moins quand elle prend le soin d’en rendre compte, ce qui est loin d’être toujours le cas 504 . Dans Cinema Reporter, trois films du corpus font l’objet d’une appréciation critique : El Ciclón del Caribe, Víctimas del pecado et El Derecho de nacer. La critique du premier 505 , est rapidement évacuée au profit de louanges relativement enthousiastes envers son actrice principale María Antonieta Pons :

‘Realmente María Antonieta Pons merece unos renglones especiales. Creemos que es la ‘rumbera’ que mayores adelantos ha logrado en la actuación […]. Claro es que las historias que tiene que interpretar no se prestan a grandes actuaciones. Siempre lo mismo: la niña buena enamorada de un galán en la lejanas playas del Trópico a quien la vida (esa vida tan convencional y retozona de esa clase de filmes) empuja a los escenarios frívolos, y a los cabarets […]. Además de esta novedosa (?) e interesante (?) historia, María Antonieta luce en un sinnúmero de bailes tropicales de todas clases y calibres […]. El día en que María Antonieta encuentre una historia y un director que la saque de eso que desgraciadamente es su mayor atractivo de taquilla, podrá llegar a mayores alturas.
El arte no tiene mucho que ver con esta clase de cine.
La taquilla responderá ampliamente sobre todo en los cines de barrio.’

Le ton et le vocabulaire employés pour décrire le film attestent tout le mépris que ‘«’ ‘ esa clase de filmes ’» inspire au chroniqueur : ce sont les films fondés sur les rumberas dans leur ensemble qui proposent des intrigues ‘«’ ‘ conventionnelles ’», et ne donnent pas d’opportunités à leurs comédiennes sur le plan artistique. Les deux dernières phrases sont très claires sur ce point : de telles productions n’ont rien à voir avec l’‘»’ ‘ art ’» cinématographique, et c’est pourquoi elles doivent se contenter des cinémas de quartier, ceux où s’affichent les productions les moins prestigieuses, et que fréquentent les publics les moins exigeants. Ainsi, il s’agit bien d’un cinéma considéré comme ‘«’ ‘ populaire ’» dans le sens le plus péjoratif qu’un critique puisse accorder à ce terme, en l’opposant à celui d’art.

Quant aux remarques formulées à propos de María Antonieta Pons, elles semblent quelque peu ambiguës. Le critique souligne qu’elle est l’une des rumberas qui a les meilleures qualités d’actrice, ou qui du moins a fait le plus de progrès sur ce plan. Mais au moment de décrire son rôle, il s’appesantit davantage sur les passages chorégraphiés. Cela tient bien entendu à la nature du film dans lequel elle a tourné, mais cet aspect n’en reste pas moins ‘«’ ‘ su mayor atractivo de taquilla ’», ce qui suggère que le chroniqueur s’exprime sous forme de dénégation : mettre en avant ce qu’elle pourrait faire en tant que comédienne si on lui offrait d’autres rôles, c’est oublier que l’intérêt majeur de María Antonieta Pons se situe justement dans le fait qu’elle est avant tout une danseuse de rumba 506 … La lecture de cet article montre que le film est méprisé par son commentateur, qui en balaye l’intrigue d’un revers de plume pour mieux se focaliser sur son interprète principale.

Le deuxième film 507 ne s’attire pas davantage les éloges du critique, puisqu’il est qualifié de ‘«’ ‘ convencional ’», en particulier à cause de son histoire dont les excès sont condamnés. Le critique confirme la destination de tels films en termes de salles : ‘«’ ‘ La taquilla responderá en el circuito. En el cine de estreno, desde luego, no respondió’. » La façon dont la différence entre les deux ‘«’ ‘ circuits ’» est affirmée, sous forme d’évidence, montre que cette distinction matérielle implique également une forme de ségrégation culturelle en termes de public.

La critique de El Derecho de nacer 508 va dans le même sens, même si le critique se montre moins incisif à son égard :

‘Es una película hecha con dedicatoria especial a la taquilla […]. El público acicateado por lo que ha escuchado en el radio y por la índole extremadamente melodramática, sentimental hasta el caramelo, ha concurrido al cine de estreno en verdaderas oleadas […]. Es una cinta que batirá ‘records’ de entrada y con eso se apunta otro éxito nuestro cine, pues no sólo tiene que vivir de obras dignas de certamenes internacionales sino también de esa clase de productos.’

Il est difficile d’apprécier les raisons pour lesquelles cette critique est moins acerbe que les autres. Toutefois, l’allusion au type de cinéma dans lequel le film est sorti permet de formuler l’hypothèse suivante : le fait que le film ait connu un grand succès dans une salle d'exclusivité, où les productions plus ‘«’ ‘ artistiques ’»remportent habituellement le plus de succès, conduit le critique à lui porter un certain intérêt dont ne font pas l’objet les films destinés aux cinémas de quartier. Le film lui-même n’est pas vraiment en cause dans ce jugement, qui s’intéresse finalement davantage à l’accueil reçu par le public. Ce dernier semble contraindre le critique à trouver des qualités au film, allant jusqu’à affirmer que ce cinéma est nécessaire, à côté des productions plus exigeantes. Cela reste bien une façon détournée de poser une hiérarchie entre les films.

Le même type d’appréciation peut d’ailleurs être trouvé dans les colonnes de la section critique de Cinelandia, une autre revue mexicaine consacrée au cinéma où nous avons pu trouver des appréciations critiques sur des films du corpus. Les films y sont classés selon leur qualité, dont les critères ne sont pourtant pas précisés. Six catégories apparaissent : ‘«’ ‘ Muy buena ’», ‘«’ ‘ buena ’», ‘«’ ‘ regular ’», ‘«’ ‘ mala ’», ‘«’ ‘ muy mala ’» et ‘«’ ‘ pésima ’». Deux films du corpus sont mentionnés dans les numéros de la revue consultés, et la façon dont ils sont perçus confirme ce que Cinema Reporter laissait entendre : No me olvides nunca est classée comme ‘«’ ‘ mala ’», avec le commentaire suivant : ‘«’ ‘ Sólo apta para públicos de circuitos’ 509 . » La Mesera del café del puerto se voit attribuer le qualificatif de ‘«’ ‘ pésima ’», assorti d’une mention toute particulière pour son metteur en scène : ‘«’ ‘ Cuando de hacer mal cine se trata, Juan Orol es el amo’ 510 . »

Ainsi, même si ce panorama de la critique contemporaine ne prétend aucunement à l’exhaustivité, il permet du moins de montrer que les films du corpus font l’unanimité à leur encontre, et sont relégués aux cinémas de quartier, ce qui est visiblement, sous la plume des chroniqueurs, la plus haute forme de mépris.

Mais ces jugements négatifs ne sont pas seulement le fait de ces chroniques ponctuelles. Ils se font également jour dans la catégorie d’articles prenant en charge les productions du cinéma national dans une perspective historique, c’est-à-dire ceux où les critiques tentent d’expliquer les difficultés de leurs industries cinématographiques respectives, et d’y trouver des solutions. Dans Cinema Reporter, ‘«’ ‘ Lo que le falta y lo que le sobra al cine mexicano ’» pose clairement les déficiences du cinéma national sur le terrain de ses choix génériques :

‘Ante todo – y en su conjunto – la falta más grave de la producción cinematográfica nacional es su debilísima preocupación artística […].
En la producción nacional se descubre fácilmente un supersticioso horror a la originalidad […]. Y es que los productores no se atreven a salir de la rutina melodramática o de la consabida comedia musical.’

Cette perspective consiste à considérer la production générique comme fondamentalement routinière et peu inventive. Celle-ci est tenue pour responsable des menaces pesant sur la vigueur créatrice du cinéma mexicain.

L’article ‘«’ ‘ La ‘tipología’ monotoniza el cine nacional ’» va dans le même sens, et met en avant :

‘[…] una actividad postiza, a los que se han querido dar tufos de ‘internacional’ y ¡claro! para la mentalidad de nuestros productores, no hay nada tan internacional como el ambiente de un cabaret, y ya puestos aquí, lo que urge es una rumbera bien formada, que explote las esencias más bajas de la sensualidad y la sexualidad de los públicos cinéfilos, y que mientras menos materia gris tenga dentro de la cabeza mejor.’

Les personnages de rumberas se trouvent au cœur de la critique de la ‘«’ ‘ monotonie ’» dans laquelle le cinéma mexicain est en train de s’embourber.

Ainsi, les films sont traités par les Mexicain dans une perspective double, et même relativement contradictoire. D’un côté, ils sont présentés sous un jour particulièrement favorable par des producteurs cherchant à développer leurs activités cinématographiques à Cuba. Cela suppose de mettre en avant dans leurs films les ‘«’ ‘ éléments ’» de la culture cubaine leur semblant les plus à même d’engranger d’importants succès en termes de public. Mais par ailleurs, lorsque l’on s’éloigne de cette démarche commerciale pour aborder la façon dont les films sont traités sur le plan esthétique, les critiques mexicains ne sont pas tendres envers ces productions, les rendant même responsables de la médiocrité générale et du caractère routinier de la production cinématographique mexicaine.

La même hésitation s’exprime dans la presse cubaine: du point de vue des producteurs cubains, le développement des coproductions présente des avantages non négligeables, mais le caractère agressif de la politique commerciale des Mexicains envers Cuba est rapidement perçue, contribuant à expliquer pourquoi les Cubains ne tardent pas à critiquer vivement le système des coproductions, tant en termes commerciaux qu’esthétiques.

Notes
504.

Nous n’avons pas retrouvé la trace de tous les films du corpus dans les revues consultées. Cela ne signifie pas qu’ils en sont absents, puisque nous n’avons pu procéder à leur dépouillement systématique. Toutefois, nous avons remarqué que la critique s’appesantissait plus largement sur des films considérés comme plus prestigieux que sur ces productions jugées de second ordre.

505.

« Crítica », Cinema Reporter, 11 novembre 1950, p. 36 et 40.

506.

Sa carrière a d’ailleurs rapidement décliné au début des années 1960, au moment où les films mettant en scène des rumberas ont disparu des écrans mexicains. Le même phénomène peut être observé pour les autres : Ninón Sevilla ne tourne aucun film entre 1958 et 1977, et le rythme des tournages de Rosa Carmina diminue sensiblement à partir du milieu des années 1960. Voir à ce sujet les filmographies proposées pour chacune d’elles, Somos, n°189.

507.

Juan Dieguito, « Crítica », Cinema Reporter, 10 février 1951, n°656, p. 32.

508.

Juan Dieguito, « Crítica », Cinema Reporter, 5 juillet 1952, p. 28.

509.

« Crítica de Cinelandia », Cinelandia, Mexico, septembre 1956, n°1, p. 62.

510.

« Crítica de Cinelandia », Cinelandia, février 1957, n°5, p. 63.