III B. Limites d'une collaboration

La stratégie de pénétration du marché cubain par les Mexicains a rapidement été perçue par les premiers. Ceux-ci ne tardent pas à dénoncer une forme de coopération bilatérale qui n’apparaît en fait que comme la manifestation d’un unilatéralisme visant à asseoir l’hégémonie du cinéma mexicain à Cuba. Le critique de cinéma cubain Walfredo Piñera donne le ton, en montrant que les Mexicains cherchent à implanter à Cuba un mode d’organisation de l’industrie cinématographique servant leurs propres intérêts, et en aucun cas ceux des Cubains eux-mêmes. Dans un article publié dans Cine-Guía et intitulé ‘«’ ‘ La Verdad del cine nacional ’», il montre que l’activité cinématographique cubaine en général, et pas seulement à travers le cas particulier des coproductions, est volontairement bridée par les Mexicains. Selon lui, l’ensemble de l’activité cinématographique cubaine se trouve infiltrée et noyautée par le pays voisin. Le titre suggère d’ailleurs que les Mexicains avancent masqués dans ce domaine, faisant croire aux Cubains qu’ils les aident alors qu’ils font en réalité tout le contraire, protégeant leurs propres intérêts :

‘En Cuba se dio el caso insólito de que se estableció el sindicato antes que la industria. Un sindicato de hierro (La Agrupación de Técnicos) ingenuamente copiado de la industria mexicana. Ingenuamente porque si hay una industria interesada en que no haya cine en Cuba es la mexicana […].
En cuanto a los Estudios Nacionales, poco hay que decir de ellos. Son la estampa de la miseria de nuestro cine. Un solo foro destartalado en medio de ruinas […]. Estos Estudios están arrendados por el INFICC (Instituto Nacional Pro-Fomento de la Industria Cinematográfica Cubana), entidad burocrática e inoperante, a Pelimex de Cuba, representante de los intereses del cine mexicano en nuestra nación 512 .’

Selon le critique cubain, les Mexicains mettent en place à Cuba des structures de diffusion et de production susceptibles de protéger leurs propres productions au détriment du cinéma local. Cette appréciation est d’ailleurs relayée par Paulino Villanueva dans son article intitulé ‘«’ ‘ El Desarrollo del cine cubano en los últimos diez años ’», puisqu’il affirme à son tour, à propos de la création de l’INFICC :

‘Todo este juego de palabras y vocablos, que a la postre no obedecía más que al deseo imperioso de un pueblo de tener su propia industria cinematográfica, no produjo más que pasos en falso y frutos grises que concluyeron en la inoperancia y la entrega de los estudios a intereses mexicanos.’

Ainsi, les observateurs cubains se montrent particulièrement conscients des menaces que la proximité avec le Mexique fait peser sur le développement d’une industrie cubaine du cinéma : pour mener à bien leurs projets de tournage dans l’île, les Mexicains se sont en fait approprié les moyens de production des films, reléguant du même coup les possibilités d’accès du cinéma national à ces infrastructures à la portion congrue. Une telle argumentation, où se font de plus en plus jour les oppositions d’intérêts entre Cubains et Mexicains sur le plan de la production cinématographique gagne progressivement du terrain. À côté des articles cités, présentant les coproductions avec le Mexique comme une alternative et même une chance pour le cinéma cubain, les critiques envers ce système se font de plus en plus acerbes. Elles ne tiennent pas seulement à l’attitude hégémonique des Mexicains à Cuba, mais aussi au contenu et à la qualité des films produits selon ce système, qui est loin de donner les résultats initialement espérés. Dressant un bilan de la diffusion des films à Cuba pour l’année 1954, Mateo Jover critique fermement l’attitude délibérément commerciale adoptée par les Mexicains, après avoir rappelé que leur cinéma représente 80% des films diffusés à Cuba, ce qui montre l’emprise de l’industrie cinématographique mexicaine sur le terrain de la distribution :

‘El cine azteca ha proseguido en este año su tarea de elaborar filmes comerciales encajados en algunos de los clásicos patrones taquilleros que todos conocemos […].
Las características promediales saltan a la vista: mediocridad, comercialismo, insustancialidad en la elección de los temas y falta de sentido de las verdaderas posibilidades del cine como arte, medio de expresión y vehículo de difusión cultural 513 .’

Ce texte suggère un certain infléchissement dans la perspective : désormais, le cinéma est jugé en termes de qualité ‘«’ ‘ culturelle ’», et ce qui était auparavant un élément parmi d’autres dans l’appréciation des films va devenir une question centrale, permettant d’expliquer le rejet par les Cubains des coproductions réalisées avec le Mexique. Cet argument est maintes fois repris dans l’enquête menée par la revue Carteles citée. Selon Francisco Pares, critique de cinéma dans le journal Información, le cinéma cubain doit cesser de suivre les yeux fermés le modèle imposé par le Mexique :

‘No seguir la inspiración del cine español, argentino o mexicano. Todo arte es una función de la sociedad que lo produce, cuando es auténtico. Hay en Cuba cierta hipnosis ante el cine mexicano: podría ser fatal para el cine cubano en perspectiva […]; el [cine] mexicano, generalmente, tiene dos variantes: o es localismo barato, pero no es arte, o es melodrama literario, y entonces tampoco es arte. El cine cubano debe constituirse con elementos más universales que, desde luego, no excluyen el tipismo. O es así, o será una manifestación encadenada de provincialismo 514 .’

L’imitation de modèles mexicains n’est pas considérée comme un moyen efficace pour faire progresser le cinéma cubain. Deux arguments présents dans ce texte vont inlassablement se répéter sous la plume des Cubains : d’une part, plaquer des éléments culturels venus de l’étranger sur le cinéma cubain n’est pas acceptable, et d’autre part, le cinéma mexicain lui-même est de plus en plus largement considéré comme bassement commercial et routinier, ce qui exclut d’escompter obtenir des résultats satisfaisants si on applique ses recettes au cinéma cubain.

Les nouveaux arguments qui s’imposent progressivement dans la critique cubaine peuvent être illustrés par ‘«’ ‘ El desarrollo del cine cubano en los últimos diez años ’», où les coproductions mexicano-cubaines dans leur ensemble jouissent de peu d’estime : après en avoir retracé les grandes étapes historiques, et avoir cité quelques titres de films, le chroniqueur propose le commentaire suivant :

‘Todas las películas antes mencionadas no podían ser básicamente un fracaso de taquilla por la razón de que México es el segundo monopolio mundial en la industria fílmica. Y representa el adversario más temido del cine norteamericano en América. Las películas aztecas, en su mayoría de escaso valor artístico, han ido ganando un público de ínfimo nivel cultural en salas de tercera categoría, arrendadas a la industria mexicana, factor éste de enorme consideración para el desarrollo de dicho cine en nuestro país 515 .’

L’hostilité des Cubains face aux coproductions avec le Mexique va grandissant, au nom de deux arguments principaux. D’une part, les prétentions commerciales hégémoniques des Mexicains sur Cuba sont clairement perçues comme une menace par les Cubains, ce qui les pousse à dénoncer les structures mêmes de production. Mais ils mettent aussi en avant des critères d’appréciation d’ordre esthétique : le cinéma cubain doit rejeter la facilité commerciale donnant de piètres résultats en termes qualitatifs, ce qui implique de s’écarter des modèles offerts par le cinéma mexicain.

Ces critiques dénoncent la façon dont un cinéma prétendument ‘«’ ‘ populaire ’» a été mis en œuvre. De nombreux commentateurs soulignent que le public et la critique ne partagent généralement pas les mêmes enthousiasmes en matière de cinéma, comme le souligne Manuel Fernández dans ‘«’ ‘ Un año de cine en Cuba ’» :

‘El público cubano, como el de otras partes del mundo, suele no coincidir en sus preferencias con el gusto de los críticos cinematográficos más exigentes. El cine, que es arte multitudinaria, atrae a la gran masa de los espectadores con motivaciones muchas veces ajenas al arte. La propaganda, la adhesión sentimental a determinados temas, la simpatía por las ‘estrellas’, suelen ser los alicientes de la gran mayoría del público en las salas oscuras 516 .’

Ce n’est plus le noyautage de la diffusion par l’industrie cinématographique mexicaine qui est remis en cause, mais le contenu même des films, jugé complaisant envers le spectateur à cause de sa tendance à la facilité sentimentale et au spectaculaire. Le débat à Cuba se déplace peu à peu sur le terrain plus général des représentations culturelles mises en place dans les films, et la notion de ‘«’ ‘ cinéma populaire ’» devient l’enjeu d’une véritable réflexion, parfaitement synthétisée par Franciso Pares, dans sa réponse à l’enquête de Carteles :

‘Lo popular, en Cuba – música, paisaje, psicología – es una verdadera cantera. Pero a condición de que sea auténtico y que esté tratado inteligentemente. Desde luego, sólo un director cubano es susceptible de realizar films costumbristas cubanos. Los existentes – con rarísimas excepciones – han confundido lo popular con lo populachero.’

Le ton a bien changé par rapport à ce qu’exprimaient les critiques favorables à la mise en place des coproductions mexicano-cubaines. De plus en plus à Cuba, la question d’un cinéma authentiquement national, excluant l’artificialité des représentations mises en place par les Mexicains, se pose. Il convient à présent de montrer comment l’enthousiasme face aux films de notre corpus a été de courte durée, et n’a pas résisté à l’épreuve du temps.

Notes
512.

Walfredo Piñera, « La Verdad del cine nacional », Cine-Guía, octobre 1958, p. 6-27.

513.

Mateo Jover, « Presencia del cine hispano en las pantallas cubanas », Cine-Guía, décembre 1953-janvier 1954, année 2, n°10-11, p. 10-11.

514.

Interview de Francisco Pares, Carteles, 14 décembre 1952, année 33, n°50, p. 17.

515.

« El Desarrollo del cine cubano en los últimos diez años », p. 15.

516.

Manuel Fernández, « Un año de cine en Cuba », Cine-Guía, janvier-février 1956, année 3, n°10-11, p. 2.