La façon dont le mélodrame étudié est perçu dans la presse contemporaine fait apparaître les tensions grandissantes ente les visées hégémoniques des Mexicains sur la production et la distribution de films à Cuba d’une part, et la volonté d’indépendance de la petite île d’autre part. Ces points de vue antagoniques illustrent deux perspectives fort différentes en matière de cinéma, en particulier dans le contexte des coproductions : les Mexicains les envisagent avant tout comme des films à caractère commercial, tandis que de plus en plus de voix s’élèvent à Cuba pour dénoncer cette situation, et plaider pour une pratique cinématographique dictée par des critères esthétiques.
La nouvelle critique s’affirmant au cours des années 1950 trouve son point d’aboutissement dans la décennie suivante avec la création d’un organisme d’État pour gérer l’industrie cinématographique à Cuba, l’ICAIC, dirigé par Alfredo Guevara. Au Mexique, il s’agit davantage d’une transition que d’une rupture, mais la façon d’envisager le cinéma à partir du début des années 1960 rompt avec la tradition antérieure, pour exiger un renouvellement complet des canons esthétiques et même éthiques 517 . Cependant, le fait que Cuba ait connu une révolution, impliquant des bouleversements majeurs, y compris sur le plan cinématographique, ne doit pas faire oublier que l’avènement d’un ‘«’ ‘ nouveau ’» cinéma ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais a été préparé de longue date par quelques précurseurs dès les années 1950. Paulo Antonio Paranaguá parle, au sujet de l’éclosion de la nouvelle critique cubaine née de la révolution, d’‘»’ ‘ histoire sous la table rase ’», et précise :
‘La dépendance indéniable de la cinématographie locale antérieure n’est pas seulement condamnée mais carrément niée, tenue pour quantité négligeable, voire inexistante. L’un des proches collaborateurs d’Alfredo Guevara parlera d’un cinéma sans histoire, sans reculer devant le paradoxe 518 .’Il importe donc de souligner que le renouvellement complet des catégories esthétiques et éthiques en matière cinématographique revendiquées par les promoteurs du nouveau cinéma cubain doivent en réalité beaucoup à des personnalités qui les ont précédés et ont largement contribué à préparer leur apparition.
L’ampleur des changements impliqués par la révolution cubaine mérite toutefois d’être soulignée. Les membres de la communauté cinématographique semblent d’ailleurs ne pas en avoir perçu immédiatement les conséquences, comme le montrent des déclarations de Juan Orol et Rosa Carmina. Dans une interview accordée au quotidien cubain Diario de la marina le 28 juin 1958, juste après la fin du tournage de Thaimí, la hija del pescador, le premier déclare vouloir tourner un certain nombre de films à Cuba chaque année, ce qui sera rendu de fait impossible par la victoire des révolutionnaires à peine six mois plus tard 519 . De son côté, Rosa Carmina répond en septembre 1959 aux questions d’un journaliste de Cinema Reporter :
‘– ¿Y mucho trabajo pendiente?La comédienne est bien loin de prendre ici la mesure de la situation dans son pays d’origine, et la désinvolture avec laquelle elle traite le phénomène révolutionnaire souligne le décalage existant entre la façon dont elle conçoit le cinéma et celle dont les jeunes cinéastes cubains l’envisagent. Carmina fait ici de l’industrie cinématographique une forme d’‘»’ ‘ opium du peuple ’», destiné à faire ‘«’ ‘ oublier ’» à la population cubaine la révolution. Cette attitude est totalement en contradiction avec les missions assignées au cinéma par la nouvelle critique : nous allons donc à présent les mettre au jour, en montrant la continuité entre les précurseurs des années 1950 et la nouvelle génération.
La périodisation proposée par Veronica Camacho souligne cet infléchissement dans la critique mexicaine : « Dans une première étape, qui va des années 1930 aux années 1950 […], nous voyons apparaître les revues destinées à promouvoir les films auprès du grand public et à entretenir le star-système. La deuxième phase, recouvrant grosso modo les années 1960-1970, coïncide avec la crise et la rénovation du cinéma mexicain, avec l’essor des revues spécialisées qui répondent aux demandes d’une nouvelle critique formulée par le mouvement des ciné-clubs. », op. cit., p. 45.
Paulo Antonio Paranaguá, Le Cinéma en Amérique latine, le miroir éclaté, p. 39.
Enrique Grau Esteban, « Juan Orol proyecta hacer cine en Cuba todo el año », Diario de la marina, La Havane, 29 juuin 1958.
« Rosa Carmina y la escala musical », interview de Rosa Carmina par Sergio A. Burquez, Cinema Reporter, 2 septembre 1959, n°1102, p. 25.