Si l’année 1959 marque, pour le cinéma cubain, une nette rupture, celle-ci est préparée dès la décennie précédente par un certain nombre de critiques dont les voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer le cinéma pratiqué dans l’île. Les articles de Cine-Guía qui, toujours plus nombreux, dénoncent l’attitude jugée néfaste des cinéastes et producteurs mexicains font à cet égard figure de précurseurs. Le faible développement du cinéma national apparaît au cours des années 1950 comme un mal endémique, aggravé par le système des coproductions dont le seul but est de contribuer à accroître la puissance de l’industrie cinématographique mexicaine dans l’île.
L’analyse des articles de presse montre l’importance du regard porté par les producteurs sur la production cinématographique, excluant toute prise en charge vraiment critique des films. Il s’agit en général davantage de donner une image aussi positive que possible de ce cinéma, sans jamais mettre au jour les problèmes soulevés par le système des coproductions. Les deux pays sont concernés, et le renouveau critique s’y opère parallèlement : au Mexique, on commence à critiquer la propension des cinéastes à se contenter d’un cinéma rentable sur le plan commercial, mais routinier sur le plan générique. À Cuba, les critiques formulées à l’encontre des coproductions, et même de la production cinématographique nationale en général, sont d’autant plus virulentes que l’industrie y est peu développée : l’enjeu est de faire du cinéma une discipline artistique, pour le sortir de sa dépendance commerciale, notamment vis-à-vis des Mexicains. Deux personnalités, José Manuel Valdés Rodríguez et Mirta Aguirre, ont profondément marqué de leur empreinte ce renouveau critique, et il convient de s’y arrêter, car leur héritage sera par la suite revendiqué par les jeunes cinéastes et critiques de l’ICAIC et de Cine Cubano.
Le rôle joué par José Manuel Valdés Rodríguez dans l’émergence de nouveaux critères pour prendre en compte le cinéma est essentiel. Outre des fonctions journalistiques dans plusieurs périodiques où il critique les films selon des critères esthétiques originaux dans le contexte de l’époque, il se distingue surtout pour avoir introduit le cinéma à l’université de La Havane 521 . Dans son article consacré au cinéma cubain prérévolutionnaire, Walfredo Piñera montre la convergence entre les activités de Valdés Rodríguez au sein du Département de cinéma de l’université de La Havane, et celles de Mirta Aguirre dans la Société ‘«’ ‘ Nuestro Tiempo ’» : il s’agit dans les deux cas de promouvoir une approche du cinéma en tant que production culturelle et pas seulement comme divertissement. Les considérations esthétiques générales rejoignent ainsi une réflexion plus concrète sur le cinéma cubain : la diffusion de critères esthétiques nouveaux permet de repenser l’activité cinématographique nationale 522 . La mise en place de cet espace cinématographique alternatif permet de compenser les défauts d’un système de distribution fondé sur le cinéma commercial.
Valdés Rodríguez considère le septième art comme un objet d’analyse et non comme un simple spectacle. Il s’attache à :
‘Promover en el alumnado universitario y entre la juventud en general el interés serio en el cine de calidad por razón de contenido y de los valores formales específicos y estéticos, y desarrollar un conocimiento sistemático del film como hecho social y como fenómeno artístico 523 .’Le cinéma est envisagé dans une double perspective, à la fois ‘«’ ‘ sociale ’» et ‘«’ ‘ artistique ’», et doit à ce titre être soumis à l’analyse des étudiants. Il propose pour cela des cycles de films composés d’œuvres du cinéma cubain muet et sonore, mais surtout de films d’autres pays, en particulier français, italiens, anglais et nord-américains. Les trois premiers pays évoqués seront au cœur du débat cinématographique des années 1960, quand le nouveau cinéma cubain en train de surgir se cherchera des modèles. Dans ce domaine, Valdés Rodríguez apparaît comme un précurseur de la façon dont le cinéma est envisagé au cours de la décennie suivante, c’est-à-dire précisément d’un point de vue qui mêle intimement les critères ‘«’ ‘ sociaux ’» et ‘«’ ‘ artistiques ’».
La personnalité de Mirta Aguirre est tout aussi importante, car elle participe à des groupes de réflexion, notamment sur le cinéma, dont les membres joueront un rôle clé dans la mise en place des nouveaux critères de jugement des films dans les années 1960. Publiant un de ses textes, Cine Cubano propose à son sujet une petite notice biographique, soulignant la continuité entre ses activités antérieures et postérieures à la révolution 524 . La revue insiste sur le fait qu’Aguirre était, dès les années 1930, une militante communiste. Cette appartenance politique contribue également à dessiner une ligne de continuité entre ses positions en matière de politique culturelle, et celles des révolutionnaires.
Mais l’élément le plus notable est sans doute lié à l’activité dirigeante d’Aguirre au sein de la Société ‘«’ ‘ Nuestro Tiempo ’». Il s’agit en effet d’une communauté d’artistes et d’intellectuels dont la vocation principale était : ‘«’ ‘ Traer el Pueblo al Arte ’», comme le rappelle Arturo Agramonte dans son histoire du cinéma cubain, en abordant ‘«’ ‘ El movimiento cultural cinematográfico’ 525 . » L’activité culturelle de ce groupe consistait à montrer des films, mais aussi à en produire, comme dans le cas de El Mégano, de Tomás Gutiérrez Alea et Julio García Espinosa, dont l’inspiration néoréaliste est tout à fait exceptionnelle pour l’époque.
Valdés Rodríguez et Aguirre, deux personnages emblématiques de l’élaboration d’un mode d’approche alternatif du cinéma et de la culture en général, ont largement contribué à mettre en place, dès les années 1950, de nouveaux critères dans l’appréciation des films. Cette critique se veut véritablement exigeante, et cherche à rompre avec les pratiques promotionnelles et anecdotiques de la presse majoritaire à l’époque. Il ne s’agit plus désormais de considérer le moindre film tourné à Cuba comme un succès ouvrant de nouvelles voies à l’émergence d’une industrie nationale du cinéma : le ton adopté est plus critique, et ils s’interrogent avant tout sur la question de la représentation au cinéma de la réalité nationale. Il convient à présent de s’y arrêter, car ces problématiques identitaires sont au fondement de la remise en cause du vieux cinéma et de la mise en place du nouveau dans la décennie suivante.
Selon María Eulalia Douglas : « En 1938 impartió, en la Escuela Libre de La Habana, el primer curso sobre cine que se ofreció en el país: ‘El cine: industria y arte de nuestro tiempo’. Creó los cursos de cine en la Escuela de Verano de la Universidad de La Habana. En 1943 fundó la Filmoteca Universitaria y en 1949 el Departamento de Cinematografía de la Universidad de La Habana. En sus cursos se formaron muchos de los jóvenes que posteriormente serían los fundadores del nuevo cine cubano. », La Tienda negra, p. 247-248.
« Les séances de cinéma d’art et d’essai organisées par le Département permirent de découvrir de nombreux films de valeur, non distribués dans les cirtuits commerciaux, et constituèrent un foyer de réflexion en faveur de l’existence d’un cinéma cubain de meilleure qualité. » Walfredo Piñera, « Le cinéma parlant prérévolutionnaire », Le Cinéma cubain, p. 76.
José Manuel Valdés Rodríguez, El Cine en la universidad de La Habana, La Havane, MINED, 1966, p. XIV.
« Mirta Aguirre: una mujer de letras y mujer de revolución. La doctora Mirta Aguirre nació en La Habana en 1912. Militante comunista hasta su muerte, había ingresado en 1932, a los veinte años de edad, en las filas del primer Partido marxista-leninista de Cuba. Fue fundadora de la Sociedad Nuestro Tiempo y como intelectual tuvo una destacada posición revolucionaria en los años de la pseudorrepública. » Notice placée en exergue de l’article d’Aguirre « Hollywood y el entretenimiento cinematográfico », Cine Cubano, La Havane, 1980, n°98, p. 1.
« La Sociedad ‘Nuestro Tiempo’ fue una de las primeras que trabajó por la superación cultural en todos los órdenes y de manera especial por la cinematografía. Desde su inicio su labor fue vigilada. Después del 10 de marzo de 1952 [date du coup d’État du général Batista], se agudizó esta situación y sus miembros fueron considerados agentes subversivos. Su lema ‘Traer el Pueblo al Arte’ dio sorprendentes resultados en poco tiempo. Por una cuota anual muy módica se ofrecían sesiones de cine, funciones de teatro, ballet, música, exposiciones de arte clásico y moderno e interesantes conferencias », Cronología del cine cubano, p. 159.