Dans la pensée de Valdés Rodríguez, les questions esthétiques et éthiques sont inséparables. Les termes par lesquels il condamne les productions cinématographiques cubaines antérieures à la création de l’ICAIC indiquent clairement la part d’idéologie à l’œuvre dans ses jugements. Si les choix esthétiques des réalisateurs sont critiqués, c’est au nom de leur manque de ‘«’ ‘ profondeur ’» dans la prise en charge de la réalité nationale, présentée sous un jour particulier :
‘Y de los conflictos humanos de rango mayor, con las peculiaridades esenciales, o siquiera adjetivas, determinadas por nuestra condición de país semicolonial, subdesarrollado, compelido económica y políticamente por intereses financieros insaciables apoyados en una poderosa maquinaria bélica; de todo eso, de la verdad de Cuba factoría yanqui, nada, ¡absolutamente nada! 526 ’Le terme de ‘«’ ‘ vérité ’» mérite d’être commenté, car il annonce le point de vue déterminant la façon de juger le vieux cinéma cubain dans les années suivantes. La façon dont le critique l’emploie suggère que seule la représentation de l’identité nationale qu’il propose est légitime. Cela lui permet de rejeter toutes les formes de mise en scène de la ‘«’ ‘ réalité ’» cubaine par le vieux cinéma comme ‘«’ ‘ fausses ’», parce qu’elles éludent les questions sociales. Or, celles-ci sont fondamentales pour Valdés Rodríguez.
Le rejet du vieux cinéma s’effectue dans une perspective éminemment idéologique, puisque le problème de la représentation d’une ‘«’ ‘ réalité ’» nationale est avant tout une question de point de vue. Benedict Anderson décrit la mise en place de l’idée de ‘«’ ‘ nation ’» en des termes justifiant cette interprétation, comme ‘«’ ‘ une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine’ 527 . » Cette définition remet en cause toute prétention à détenir une ‘«’ ‘ vérité ’» en termes de représentation nationale : dans le cadre de la réflexion identitaire, l’impression et le sentiment d’appartenance jouent un rôle essentiel, et peuvent connaître des modifications dans le temps.
Dans le cas de Cuba, Jean Lamore a montré comment l’image que la nation se fait d’elle-même a changé au gré des événements historiques. Il prend l’exemple de l’intégration progressive des Noirs à la nation cubaine, d’autant plus éclairant que certains des films étudiés proposent une représentation de la communauté afro-cubaine :
‘[…] la masse esclave noire importée par la contrainte ne présente certes pas au départ les caractères d’une composante nationale. En revanche, c’est le développement historique qui va voir s’opérer des processus d’intégration […], et qui va voir aussi le rôle actif joué par les anciens esclaves dans les guerres de libération nationale. Le mouvement historique du XIXe siècle opère une transformation du groupe national : de la conception créole du début du siècle d’un groupe national blanc, on en viendra avec José Martí et les révolutionnaires de 1895 à la réalité d’un groupe national inter-racial 528 .’La description du changement de statut de la communauté noire dans la nation cubaine contribue à expliquer le rejet par des critiques comme Valdés Rodríguez ou Mirta Aguirre des représentations proposées dans le vieux cinéma. Celui-ci tend en effet à opérer sur le plan social des cloisonnements entre Blancs et Noirs, se traduisant visuellement par un montage particulier où alternent des images des deux communautés sans qu’elles parviennent à se rencontrer. Dans le cas de la population afro-cubaine, la façon dont les films la mettent en scène peut être considérée comme un régression par rapport au statut acquis au sortir des guerres d’indépendance. Une telle modification n’a pu se faire spontanément : elle implique un regard porté par les groupes dominants sur d’autres, que les films constituent clairement comme les dominés.
S’agissant d’une ‘«’ ‘ communauté politique imaginaire ’», tout changement dans les conditions politiques à partir desquelles est appréhendée une réalité nationale détermine la norme en la matière. Or, Valdés Rodríguez se présente comme un partisan de la révolution : cela explique pourquoi il rejette aussi catégoriquement la façon dont Cuba était auparavant représentée. Selon l’extrait cité, le reproche majeur adressé au vieux cinéma est sa propension à masquer les injustices infligées à Cuba par les États-Unis, sujet de préoccupation mis en avant par les nouvelles autorités politiques mais pas par les anciennes. Le point de vue exprimé par Valdés Rodríguez est avant tout politique, car il dénonce implicitement la façon dont les films relaient la vision dominante de Cuba. Or, le lien entre le pouvoir et la formation d’une identité nationale, en particulier sur le plan culturel, est mis en avant par Jean Leca :
‘Dans la théorie sociologique dominante, la nation est caractérisée par les processus de superposition des systèmes culturels, économiques et politiques sur une même aire écologique (une culture, un marché, une souveraineté), et d’intégration des ‘basses cultures’ par une ‘haute culture’ standardisée, homogène et soutenue par le pouvoir central 529 .’La collusion entre le pouvoir et la mise en place d’une culture nationale est directement visée par les critiques adressées par Valdés Rodríguez au vieux cinéma cubain.
Mirta Aguirre adopte le même point de vue mais à rebours, dans une critique de 1947 où elle justifie l’intervention de la censure cubaine contre un film nord-américain donnant une ‘«’ ‘ mauvaise ’» image de La Havane et de Cuba :
‘ Violencia, cinta de Artistas Unidos estrenada en días pasados, ha sido retirada de las carteleras por orden gubernamental. La decisión ha sido rápida y justa. No porque Violencia amerite censuras moralistas y pudibundos enrojecimientos, sino porque en ella se presenta a La Habana como muchos yanquis productores y directores cinematográficos se imaginan que es […] 530 .’Aguirre se fait complice de la censure étatique, non pas en fonction de principes moraux mais au nom de la représentation du pays véhiculée par le film mis en cause. L’action de la censure officielle confirme le lien entre l’État et la gestion des images de la nation acceptables ou non. La justification de cet acte de censure porte en germe l’attitude particulièrement radicale qu’adopteront les promoteurs du nouveau cinéma dans les années 1960. Elle permet surtout de comprendre au nom de quels principes, à la fois esthétiques et éthiques, les coproductions mexican-cubaines sont violemment rejetées parce qu’elles proposent une image trompeuse de la réalité nationale.
José Manuel Valdés Rodríguez, Ojeada al cine cubano (1906-1958), La Havane, université de La Havane, 1963, p. 13.
Benedict Anderson, L’Imaginaire national, Paris, Editions La Découverte, 1996, p. 19.
Jean Lamore, « Criollismo blanco et conscience nationale à Cuba (1820-1868) », Esprit créole et conscience nationale (Coll.), Paris, CNRS, 1980, p. 115.
Jean Leca, « De quoi parle-t-on ? », Nations et nationalismes (Coll.), Paris, Editions La Découverte, 1995, p. 19.
Mirta Aguirre, « Violencia y Cuba », Crónicas de cine, La Havane, Letras cubanas, 1988, p. 165.