I C. Condamnation sans appel des coproductions

Les critiques formulées par José Manuel Valdés Rodríguez envers le système des coproductions ne touchent pas seulement l’esthétique ou la vocation commerciale des films. Il prend également en compte les conditions dans lesquelles ce cinéma s’est développé, rappelant que l’essor des coproductions dans les années 1950 était avant tout fondé sur une stratégie de distribution des films liée à l’étroitesse du marché intérieur cubain :

‘Esa circunstancia exigía el mercado exterior, lograble en casos semejantes sólo a través de la coproducción. Por eso hubo una incesante coproducción cubano-mexicana. Esas cintas no merecían consideración mayor ni por los temas y asuntos, ni por la realización fílmica, pero tuvieron éxito mercantil según ocurría, y ocurre, con la casi totalidad de las películas de esa zona productora tanto en el propio México como en el resto de Hispanoamérica 531 .’

L’évocation des conditions historiques du surgissement des coproductions ne lui fait pas pour autant passer sous silence la piètre qualité des réalisations issues de ce système. La description proposée des films reprend les arguments avancés par certains critiques dans les colonnes de Cine-Guía et de Carteles. Selon le critique, les films de la période 1906-1958 comportent les caractéristiques suivantes :

‘Los realizadores buscaron asuntos con posibilidades para la música, el baile y las canciones, acumuladas éstas en número abrumador, combinadas en escenas con frecuencia salaces, en tanto que las cámaras no trascendían las tomas de la fronda criolla y penachos de palmas a contraluz del horizonte despejado, o cargado de nubes; olas cariciosas sobre la arena, o batiendo el acantilado 532 .’

Le point de vue est radical, et Valdés Rodríguez n’hésite pas à affirmer : ‘«’ ‘ no constituyen tales cintas la expresión de un cine nacional con un mínimo estimable de valores de contenido y de forma’ 533 . » Les nouveaux principes esthétiques et éthiques sont érigés en dogme, et le critique oublie que, malgré leur piètre qualité générale, ces films ont néanmoins contribué à véhiculer une certaine image culturelle de Cuba. Même si celle-ci est très touristique, et met complaisamment en scène les milieux du cabaret, elle fait des musiques et des danses cubaines ainsi que des paysages autant d’éléments fondamentaux dans le mode de représentation du pays.

Dans la lutte pour le monopole de la représentation, le problème de la légitimité se pose de façon aiguë au moment d’aborder la façon dont Cuba est mise en scène dans les coproductions. Cela explique en partie pourquoi on s’attache à dénoncer la façon dont sont représentés les membres de la communauté afro-cubaine : là où les films mettent l’accent sur les rythmes et les croyances, en les traitant comme objets d’étonnement, les critiques souhaitent voir émerger un cinéma capable de prendre en compte la réalité ‘«’ ‘ sociale ’» de cette communauté. Cette attitude se traduit dans leur propension à appeler de leurs vœux une prise en charge des phénomènes afro-cubains dépassant les stéréotypes touristiques, pour s’intéresser aux véritables problèmes de cette population longtemps réprimée sur le plan social et religieux. L’analyse de deux articles de Mirta Aguirre permet de montrer comment ce point de vue sur les coproductions s’exprime, d’abord à travers le cas particulier d’un film, puis sur les coproductions en général.

Elle a rédigé un article de critique cinématographique pour le quotidien commniste Hoy dont l’objet est María la O. Sa lecture montre comment s’appliquent concrètement les critères d’appréciation à la fois éthiques et esthétiques mis en place, utilisés ensuite pour critiquer les coproductions de façon systématique. Aguirre reproche au film son traitement anecdotique de la réalité cubaine, et critique son manque de profondeur dans le traitement et la mise en images de la culture afro-cubaine :

‘Lo afro es, pues, un recurso ornamental, seudofolklórico, expuesto sin vigor alguno, concebido desde el más falso y epidérmico de los puntos de vista. Sólo así, por ejemplo, se explica el baile que tiene lugar en la Plaza de la Catedral […]. Ninguna razón justifica el episodio coreográfico turístico a más no poder, excepto la de entretener al público un tiempo prudencial: el que se supone que demora el matrimonio 534 .’

La critique des coproductions va bien au-delà de leurs conséquences néfastes pour l’activité cinématographique cubaine. L’argument culturel est mis en avant pour souligner que le film donne de Cuba une image mensongère et superficielle. Les critiques esthétiques, ajoutées à celles concernant le contenu du film, permettent à Aguirre de formuler une conclusion sans appel : ‘«’ ‘ En suma, una cinta de bajísima calidad que nada puede enseñar a nuestros incipientes cinematografistas’ 535 . » L’article date de 1948, et la mention des jeunes cinéastes cubains montre à quel point Aguirre aspire à un authentique renouvellement du cinéma dans son pays.

Proposant un bilan de l’activité cinématographique cubaine, son point de comparaison reste l’industrie mexicaine du cinéma. Pour sortir de l’impasse commerciale et esthétique dans laquelle se trouve le cinéma cubain, celui-ci doit s’intéresser à l’histoire cubaine. Les éléments mis en avant suggèrent que seules les tragédies sociales sont dignes d’être portées à l’écran :

‘Un país que tiene la esclavitud negra y las guerras de independencia todavía al alcance de la mano, casi no tendría necesidad de asomarse a otras cosas para obtener riquísimos y muy movidos jugos históricos para su cinematografía. Y no se sabe hasta dónde podría llegarse en ímpetu y en frescura si los productores cinematográficos entendieran que un cañaveral incendiado puede ser, a la vez que un estupendo material plástico de fotografía, un hecho enraizable en hondas causas humanas y sociales 536 .’

Outre les critères historiques mis en avant, ce paragraphe fait d’Aguirre une critique visionnaire sur le cinéma cubain à venir. Rejetant les anciennes productions, les thèmes qu’elle propose de traiter renvoient aux aspects les plus terribles de la réalité cubaine. Or, qu’il s’agisse de l’esclavage, des guerres d’indépendance ou des champs de canne à sucre en feu, chacun des éléments mentionnés fera l’objet d’un film – ou au moins d’une partie de film – dans le cinéma de l’ICAIC : l’esclavage est le thème central du film de Tomás Gutiérrez Alea La Última cena (1976) ; les guerres d’indépendance sont le théâtre de La Primera carga al machete (Manuel Octavio Gómez, 1969) pour la première, et de Lucía 1895 (Humberto Solás, 1968) pour la seconde. En ce qui concerne le motif du champ de canne en flammes, il est filmé exactement dans la perspective prônée par Aguirre dans le deuxième épisode de Soy Cuba (Mikhail Kalatozov, 1964). Aux antipodes des coproductions dans le traitement des phénomènes sociaux et historiques cubains, les films du nouveau cinéma se situent dans la lignée des critiques cités. Les membres de l’ICAIC et de Cine Cubano ne font que radicaliser et systématiser des points de vue qui leur préexistent.

Notes
531.

José Manuel Valdés Rodríguez, Ojeada al cine cubano, p. 14.

532.

Ibid., p. 12-13.

533.

Ibid., p. 15.

534.

Mirta Aguirre, « María la O », Crónicas de cine, p. 215-216.

535.

Ibid., p. 216.

536.

« Cinematografía cubana », Ibid., p. 79.