II. Le grand tournant de 1959

II A. Avènement de l'idéologie

Le renouvellement complet de l’activité cinématographique à Cuba au début des années 1960 s’inscrit dans un projet idéologique et politique de rupture, dont les conséquences sont considérables sur le cinéma continental. Le premier numéro de Cine Cubano se situe clairement dans la perspective d’un renouveau du cinéma impulsé par les nouvelles autorités politiques du pays, à travers la création de l’ICAIC, dont la revue est l’organe de diffusion :

‘El 23 de marzo de 1959, tres meses después de la liberación, el Gobierno Revolucionario promulgó con la firma de Fidel Castro la Ley que establece el ICAIC, no para consolidar una situación existente o entregar la industria a los cineastas, sino para crear a partir de un punto cero 537 .’

Ce texte rédigé par Alfredo Guevara, directeur de l’ICAIC et fondateur de la revue, est tout un programme, au sens politique du terme, tant à travers la référence à la loi qui a officiellement créé l’Institut que par la mention du dirigeant révolutionnaire Fidel Castro, présenté comme le principal artisan de cette loi. Cette situation n’est pas sans conséquences quant à la conception du cinéma développée dans les colonnes de la revue et dans l’Institut lui-même. La loi de création de l’ICAIC fait du cinéma un ‘«’ ‘ instrument ’» de poids dans la bataille idéologique opposant révolutionnaires et impérialistes. Cette loi fondatrice donne les grandes lignes débattues dans la communauté cinématographique cubaine :

‘[…] El cine constituye por virtud de sus características un instrumento de opinión y formación de la conciencia individual y colectiva y puede contribuir a hacer más profundo y diáfano el espíritu revolucionario y a sostener su aliento creador.
[…] El desarrollo de la industria cinematográfica cubana supone […] una labor de publicidad y reeducación del gusto medio, seriamente lastrado por la producción y exhibición de films concebidos con criterio mercantilista, dramática y éticamente repudiables y técnica y artísticamente insulsos.
[…] El cine debe conservar su condición de arte y, liberado de ataduras mezquinas e inútiles servidumbres, contribuir naturalmente y con todos sus recursos técnicos y prácticos al desarrollo y enriquecimiento del nuevo humanismo que inspira nuestra Revolución 538 .’

Le cinéma cubain a désormais une mission, étroitement liée au contexte révolutionnaire. Le vocabulaire employé montre qu’il doit être pensé en termes d’éducation populaire révolutionnaire, et pas seulement en tant qu’édification moralisatrice des foules, comme c’était le cas auparavant. Une telle conception du cinéma implique un rejet complet de celui désigné comme le ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma, dont on dénonce le traitement inadapté de la réalité cubaine. Mais les fondateurs de l’ICAIC et de Cine Cubano vont plus loin et remettent en question l’existence même d’un cinéma cubain avant la révolution.

Guevara affirme sans ambages qu’il ne s’agit pas de rendre les outils de production cinématographique aux cinéastes, mais de ‘«’ ‘ créér à partir de zéro ’», comme si le cinéma n’avait jamais existé dans l’île. À partir de là, toute une lecture très particulière de l’histoire du cinéma cubain se développe, et la place occupée par le vieux cinéma s’y trouve pour le moins réduite. Les modèles cinématographiques se trouvent profondément renouvelés, et la façon dont les anciennes pratiques sont présentées est pour le moins abrupte :

‘Los films realizados en nuestro país durante una veintena de años no son otra cosa que dramones, que arman su trama entre canciones y shows de cabaret o televisión y co-producción de calidad ínfima en las que Cuba aporta el ‘sabor tropical’ con cuatro paisajes, un hotel de lujo, dos rumberas y un villano de jipi y retorcido bigotillo 539 .’

Une telle description du vieux cinéma cubain vise directement les films étudiés : ‘«’ ‘ coproductions de qualité infime ’», dont les caractéristiques sont la mise en scène de rumberas sur des scènes de cabaret, à grands renforts de chansons à la mode. La formule restrictive montre que ce cinéma est envisagé comme un phénomène limité, en particulier sur le plan qualitatif, donnant une image tronquée de Cuba. Or, dans la perspective des tenants du nouveau cinéma cubain, les modèles sont à rechercher ailleurs que dans les formules à succès du cinéma commercial. Guevara écrit en effet : ‘«’ ‘ ‘La nouvelle vague’ nos brinda caminos, nos ofrece pruebas, nos inspira rechazos, pero con el neorrealismo, es una de las lecciones que debemos tener en cuenta. ’» Le programme esthétique assigné au nouveau cinéma cubain permet en grande partie de comprendre le rejet qu’inspirent les vieilles productions à ces jeunes critiques. Leur point de vue est parfaitement synthétisé à la fin de l’article :

‘Los viejos clichés del melodrama llorón, los amores de almíbar y los musicales de ocasión no nos interesan. Realizando un cine de calidad, inspirado en las grandes cinematografías y apoyados en los realizadores más significativos, no sólo encontraremos nuestra propia fisonomía y expresión, sino que además, estaremos creando las condiciones para la superación del público y la extensión de los mercados.’

Le rejet du vieux cinéma s’opère non seulement en fonction de critères esthétiques sans cesse proclamés, mais aussi en prenant en compte le ‘«’ ‘ public ’», qu’il s’agit désormais de tirer vers le haut grâce à des productions ne se fondant pas sur des considérations exclusivement commerciales. La rupture entre l’ancien cinéma et le nouveau est donc au cœur du projet cinématographique de l’ICAIC et de Cine Cubano. Cela se traduit de façon privilégiée dans la façon qu’ont leurs promoteurs de considérer le vieux cinéma cubain, mais aussi dans leur présentation du cinéma comme un enjeu fondamental dans la bataille idéologique opposant capitalistes et socialistes. Face à un cinéma commercial jugé mystificateur, l’ICAIC doit, grâce à des mesures politiques concrètes et radicales comme la nationalisation des moyens de production, mettre le cinéma au service du public, et non l’inverse. Il s’agit de passer d’une conception commerciale du cinéma à une autre, fondée sur une représentation authentique de la culture nationale – au centre de la réflexion critique dès les années 1950 : ‘«’ ‘ En ese sentido la nacionalización de los grandes circuitos cinematográficos y su conversión en instrumento del pueblo al servicio de la cultura y de la Revolución, tiene tan grande importancia como la creación de nuestra industria’ 540 . » Le projet esthétique et culturel est inséparable de sa vocation idéologique puisque servir le peuple revient à servir la révolution. La création artistique est replacée dans la perspective d’un bouleversement social, permettant à Guevara d’opposer de façon très tranchée deux formes de pratique cinématographique : d’un côté, les films au service de l’‘»’ ‘ impérialisme ’», cherchant à en camoufler les visées et se constituant en authentique ‘«’ ‘ opium des peuples ’» ; de l’autre côté, l’art revendiqué par les révolutionnaires, dont la vocation est clairement définie : ‘«’ ‘ un llamado a la conciencia, y una voz de alerta capaz de despertar dormidas fuerzas e incalculables potencias’ 541 . » Le cinéma s’inscrit dans un vaste programme d’éducation du peuple cubain, il a pour tâche de contribuer à asseoir les principes révolutionnaires dans les consciences.

De son côté, la critique de cinéma doit également se renouveler, et participer à cette mission pédagogique, comme l’indique clairement Guevara :

‘Esto supone en nuestros críticos cinematográficos un nivel y un grado de responsabilidad, y una formación ideológica de primerísimo orden, incompatible por demás con el espirítu gacetillero y mercantilista o de capilla de ciertas columnas a las que habrá que dar la dignidad y el sentido a que está obligada la prensa revolucionaria cuando del arte se trata 542 .’

Cette adéquation complète entre les pratiques cinématographiques et les présupposés idéologiques pose le problème du sectarisme. Les tenants du nouveau cinéma et de la nouvelle critique cubaine dénoncent à juste titre l’emprise de la censure sur le vieux cinéma commercial, soulignant au passage son hypocrisie : il s’agissait d’empêcher la diffusion de certaines images jugées choquantes selon les critères de la morale dominante, véhiculant elle-même des représentations sociales et même morales jugées condamnables par les critiques de Cine Cubano, tels Alfredo Guevara : ‘«’ ‘ Moralistas de todas las ‘ligas’ cortaban morbosamente torneadas piernas o intensas escenas amorosas mientras dejaban pasar, y aún más, estimulaban, los films dedicados a cantar el gangsterismo y el crimen, o a justificar el colonialismo’ 543 . »

La façon dont le film Mulata a été censuré illustre parfaitement cette situation 544 . Le distributeur Octavio Gómez Castro ayant sollicité l’autorisation du film, il obtient pour réponse l’interdiction de le diffuser, au motif suivant :

‘[…] en la trama de la película existen múltiples escenas que ofenden al pudor y atacan las buenas costumbres y algunas tienden a fomentar odios de clases. En resumen, que la película en sí es nociva a la moral pública y contribuye grandemente al discrédito de nuestro país como pueblo civilizado, ya que propaga ejemplos o doctrinas que están ya erradicadas de nuestras costumbres 545 .’

L’argument principal dans le refus d’autoriser la diffusion du film sur les écrans cubains consiste à souligner qu’il propose une image dégradante de la nation cubaine, à travers la mise en scène de pratiques rituelles afro-cubaines, en particulier au cours de la scène où Ninón Sevilla exécute un bembé en public. Les autorités vont d’ailleurs jusqu’à prétendre qu’il s’agit de pratiques sauvages n’existant plus, et elles reçoivent, par l’intermédiaire de télégrammes, le soutien de représentants de nombreuses organisations catholiques et de protection de la famille. Afin de défendre le film, Gómez Castro fait valoir qu’il a été tourné à Cuba, et qu’il contribue ainsi au développement de l’industrie cinématographique nationale 546 . La commission se réunit donc à nouveau, afin de supprimer les scènes les plus litigieuses, c’est-à-dire une scène mettant en scène des rites afro-cubains, les images de la protagoniste en train de se dévêtir au cours du bembé, et les dialogues faisant apparaître des conflits de nature ethnique.

Ce débat à propos de Mulata illustre la bataille existant pour la légitimité des représentations nationales. En 1954, les autorités censurent toutes les images qui, dans le film, rappellent que Cuba abrite une importante communauté afro-cubaine ayant su maintenir ses traditions culturelles et religieuses. Autant d’éléments qui tendent à éloigner le pays des modèles de ‘«’ ‘ civilisation ’» recherchés. Cette attitude est dénoncée par Guevara, qui voit dans la façon d’exercer la censure avant 1959 un moyen de répression idéologique, fondé sur de fallacieux prétextes. C’est le cas lorsque les atteintes à la décence sont évoquées, alors que le fond du problème réside davantage dans la question des relations inter-ethniques existant à Cuba que dans la nudité de la protagoniste.

Si Guevara combat la censure sévissant dans le pays avant l’avènement de l’ICAIC, ses propres positions indiquent une tendance à substituer une nouvelle forme de censure à celle qui existait auparavant. L’ICAIC doit opérer une sélection dans les films soumis au public cubain, et les critères retenus sont liés à l’idéologie révolutionnaire dominante, censée stimuler de nouvelles attentes populaires :

‘[…] tenemos primero que arrancar de raíz todo este cine podrido y venenoso que es la negación de nuestra cultura y Revolución […]. En este sentido la nueva Distribuidora Cubana de Películas, ICAIC, la producción nacional y el control de las importaciones con un criterio financiero y selectivo harán el papel de filtro […]. ’

Construire un nouveau cinéma sur de nouvelles bases implique de faire préalablement ‘«’ ‘ table rase ’» du système antérieur : avant d’aborder cette perspective historiographique, nous allons mettre en évidence les nouvelles formes esthétiques et éthiques dont se réclame le cinéma révolutionné.

Notes
537.

Alfredo Guevara, « Realidades y perspectivas de un nuevo cine », Cine Cubano, 1960, n°1, p. 4.

538.

« Ley de creación del ICAIC », reproduite dans La Tienda negra, p. 341.

539.

Ibid., p. 5.

540.

Alfredo Guevara, « Una nueva etapa del cine en Cuba », Cine Cubano, novembre 1960, n°3, p. 4.

541.

Ibid., p. 6.

542.

Ibid., p. 11. Ce qui vaut pour les moyens de production cinématographique vaut également en ce qui concerne la presse : l’importance des nationalisations est en ce sens très grande, tant du point de vue idéologique que pratique. En effet, pour que des critiques sérieux puissent s’exprimer et être entendus, encore faut-il qu’ils aient des supports dignes de ce nom, ce qui n’était pas le cas avant la création de Cine Cubano, selon José Antonio González : « […] para ellos generalmente no había revistas cromadas, con buenas fotografías y colores, ni jefes de redacción, ni editores interesados. Eso ‘no interesaba’, eso ‘no atraía’, eso ‘no vendía’. » « Viejas revistas para el viejo cine latinoamericano », Cine Cubano, 1981, n°100, p. 47. Un point de vue sur la presse prérévolutionnaire non dénué de fondement, mais qui mériterait une analyse systématique.

543.

Alfredo Guevara, op. cit., p. 3.

544.

Les documents réunis à ce sujet proviennent d’un dossier de la Cinémathèque de La Havane concernant le film.

545.

Lettre : « Ministerio de Gobernación a Octavio Gómez Castro », 28 juin 1954.

546.

Recurso de Octavio Gómez Castro, 19 juillet 1954.