II B. Le cinéma comme art: influences extérieures

La rupture avec les pratiques cinématographiques antérieures est clairement affichée, mais l’émergence d’un nouveau cinéma se fait par le biais de références à d’autres esthétiques cinématographiques pouvant apparaître comme des modèles alternatifs. Les exemples extérieurs alimentent la réflexion sur la façon dont il convient de faire du cinéma à Cuba. Ainsi, le tiers des articles du premier numéro de Cine Cubano est consacré à la ‘«’ ‘ Nouvelle vague ’». La concordance des dates permet d’expliquer ce phénomène, puisqu’au moment de l’apparition de la revue cubaine, ce mouvement est en plein essor en France, mais une telle analyse est réductrice. Il est nécessaire de relier cet intérêt pour les nouveaux cinéastes français au projet de Cine Cubano et de l’ICAIC dans son ensemble : produire un cinéma s’opposant aux modèles antérieurs, en particulier celui des coproductions mexicano-cubaines commerciales. Dans cette perspective, les jeunes cinéastes et critiques cubains se proposent de recourir à tous les modèles étrangers susceptibles de les aider à imaginer un nouveau cinéma cubain n’existant pas encore. Telle est la voie proposée par Alfredo Guevara dans son article inaugural :

‘Realizando un cine de calidad, inspirado en las grandes cinematografías y apoyados en los realizadores más significativos, no sólo encontraremos nuestra propia fisonomía y medios de expresión, sino que además, estaremos creando las condiciones para la superación del público y la extensión de los mercados.’

Les arguments avancés frappent par leur ressemblance avec ceux des promoteurs des coproductions mexicano-cubaines pendant les années 1950. Eux aussi cherchaient bien à recourir aux meilleurs réalisateurs étrangers, afin de faire progresser l’industrie cinématographique nationale en termes esthétiques et commerciaux. Cette ligne de conduite de l’ICAIC est l’aboutissement d’une réflexion sur le cinéma national amorcée au cours de la décennie précédente : après avoir constaté les insuffisances du cinéma cubain, les critiques et cinéastes peuvent à présent mettre sur pied de nouvelles stratégies, d’autant qu’ils bénéficient du soutien de l’État. La production de films à Cuba ne dépend plus de bonnes volontés individuelles mais peut au contraire s’inscrire dans des projets d’envergure, sans être tributaire d’impératifs commerciaux et génériques.

Battre en brèche le conformisme cinématographique dominant, telle est la mission que s’assignent les instigateurs du nouveau cinéma cubain. Dans cet effort pour dépasser un cinéma limité par ses préoccupations exagérément commerciales, les modèles européens – nouvelle vague, néoréalisme, free cinema – apparaissent comme de bons outils. Aller vers l’Europe, c’est également tourner résolument le dos au vieux cinéma inspiré de modèles hollywoodiens dénoncés par les tenants du nouveau cinéma recherchant avant tout une esthétique ‘«’ ‘ humaniste ’» et ‘«’ ‘ progressiste ’» 547 . Mais ces modèles doivent être adaptés plus que directement adoptés par les nouveaux cinéastes cubains. L’attitude des Cubains peut être qualifiée de pragmatique, comme le montre Alfredo Guevara : ‘«’ ‘ Será necasario estudiar la trayectoria del neorrealismo, incluir sus grandes realizaciones en nuestra cinemateca, apreciar sus logros, rechazar sus fallos, tomar lo que pueda senos útil’ 548 . » Eduardo Manet exprime de la façon la plus claire la nécessité de créer un cinéma cubain ‘«’ ‘ authentique ’» et original à partir de ces modèles. Le rejet du star system ou des films de genre produits en série par des individus plus intéressés par les rendements commerciaux potentiels du cinéma que par sa vocation artistique – autant de principes attribués entre autres à la nouvelle vague – doivent permettre de produire des films originaux et variés, où chaque cinéaste puisse s’exprimer selon ses propres aspirations et inspirations :

‘En esa fuente de ideas, de estéticas, de personalidades diversas, las películas que saldrán obedecerán forzosamente a impulsos diferentes. Esto es lo sano, es justo que así sea ya que nuestra aspiración debe basarse no en hacer un cine neorrealista a la italiana o nouvelle vague a la francesa o free cinema a la inglesa sino un cine cubano, intrínsecamente cubano atento a nuestras realidades, a nuestras expresiones más propias, pero siempre cuidadoso de lo que se hace ‘afuera’, vigilante de las expresiones de los otros y de lo que de bueno y positivo podemos tomar en ellos 549 .’

Le cinéaste Tomás Gutiérrez Alea participe lui aussi à l’aventure de la naissance de l’ICAIC et de Cine Cubano. Un article publié dans le deuxième numéro de la revue montre que le cinéma cubain doit partir sur de nouvelles bases. L’important est de trouver des moyens d’expression permettant de porter à l’écran la réalité cubaine, dont on comprend rapidement qu’elle doit être traitée avant tout dans sa dimension sociale. L’argument culturel et national, au fondement de la nouvelle esthétique cinématographique, permet également de critiquer les anciennes productions. Alea souligne à son tour la vocation commerciale et touristique des anciens films, avant de proposer au cinéma cubain de nouveaux horizons :

‘Cuando el cine ha querido hablar en cubano sólo ha podido expresarse en el mismo lenguaje de los fabricantes de recuerdos para turistas tontos. No se ha logrado nunca penetrar en nuestros más hondos problemas, que por hondos y humanos alcanzarían verdadera resonancia universal […].
El cine cubano será una realidad como industria estable. Con la revolución pueden ser eliminados los obstáculos económicos que hacían abortar todo esfuerzo para llevar a cabo esta inspiración. Pero, además, en este momento el cine en nuestro país puede llegar a ser algo más que una simple industria del espectáculo. Puede y debe ser un reflejo de nuestra cultura y nuestra personalidad en su más hondo significado 550 .’

Sur le plan esthétique, il s’agit de cinémas ne proposant pas de modèles génériques à proprement parler, mais au contraire des formes d’expression laissant toute leur place à l’originalité d’un point de vue personnel pour les cinéastes. Par ailleurs, qu’il s’agisse du néoréalisme, de la nouvelle vague française ou du free cinema, ces courants permettent – en particulier par le rejet du star system – de tourner des films à peu de frais, du moins en intention. Or, pour de jeunes cinéastes débutants, une telle perspective est prometteuse.

Sur le plan idéologique, le recours à l’Europe permet de s’affranchir des modèles nord-américains honnis. L’esthétique rejoint l’idéologie : si le cinéma cubain se doit de trouver de nouvelles formes et de nouveaux moyens d’expression, c’est précisément parce qu’il a pour tâche de montrer ce que le cinéma commercial cherche au contraire à éluder. En termes de représentation, les éléments les plus fréquemment mis en avant concernent l’histoire et les problématiques sociales. Autant de phénomènes pris en charge de façon pour le moins superficielle dans les films étudiés.

La nouvelle critique cubaine, d’inspiration clairement marxiste, est la digne héritière de ses prédécesseurs des années 1950. Le cinéma cubain ne définit pas clairement une école puisqu’il est en train de se construire, mais il sait à tout le moins ce qu’il doit éviter, pour atteindre une représentation ‘«’ ‘ authentiquement cubaine ’» : les anciens modèles mensongers ne servant qu’à mystifier un public à qui l’on ment sur la réalité par l’entremise de sensations fortes et de grands sentiments.

Notes
547.

Les termes sont de Michael Chanan. Selon lui, « Ils considérèrent le néoréalisme comme le modèle d’un cinéma approprié – une esthétique humaniste et progressiste qui offrait une réelle alternative face aux modèles dominants de Hollywood et de la production latino-américaine commerciale. », The Cuban image, p. 128. La traduction est de nous.

548.

Alfredo Guevara, « Realidades y perspectivas de un nuevo cine », p. 5

549.

Eduardo Manet, « La nueva ola, su mito y su realidad », Cine Cubano, n°1, p. 25.

550.

Tomás Gutiérrez Alea, « El cine y la cultura », Cine Cubano, n°2, p. 6-9.