Cine Cubano se charge de diffuser l’historiographie officielle du cinéma cubain dans une perspective idéologique qui n’est pas favorable au cinéma prérévolutionnaire. La revue ne se consacre que ponctuellement à l’analyse du ‘«’ ‘ vieux cinéma ’», lui préférant naturellement le ‘«’ ‘ nouveau ’» ou les expériences étrangères allant dans le même sens. Le sujet est néanmoins traité dans quelques articles. D’une manière générale, le vieux cinéma apparaît comme ‘«’ ‘ sans histoire ’», si l’on en croit le titre d’une article de Juan Antonio González 551 . L’argumentation est dictée par une rhétorique marxiste de la plus belle eau :
‘Los melodramas mexicanos y argentinos, las rancheras, la chanchada, las películas de tiros, las comedias y otros géneros ‘populares’ han sido y son el resultado inequívoco de un mercantilismo que explota ‘lo nacional-popular’ en función de intereses que nada tienen que ver ni con lo nacional, ni con lo popular, ni, en consecuencia, con la cultura. Son, en todo caso, la expresión de un oportunismo cultural, tanto más dañino, en cuanto se aprovecha de la indefensión crítica de amplios sectores populares, educacional y culturalmente subdesarrollados como consecuencia de estructuras sociales que vetan sus posibilidades de acceso a la cultura. El cine pasa entonces a convertirse en instrumento legitimador de una estructura social incuestionada, contribuyendo a reconstruirla con su práctica 552 .’Parmi les types de films mentionnés comme contribuant à la diffusion d’une idéologie ‘«’ ‘ réactionnaire ’», seuls les films de genre apparaissent. González s’exprime au nom de la théorie des genres inspirée des ‘«’ ‘ réflexions marxistes sur l’idéologie ’», décrite par Raphaëlle Moine 553 . Dans la perspective des critiques cubains, la création générique n’en est pas une, du moins sur le plan culturel : il s’agit d’une vaste entreprise de répression idéologique, comme le soulignent d’ailleurs fermement les dernières lignes de l’extrait cité. Par ailleurs, les remarques sur les fonctions idéologiques du cinéma sont toujours reliées au contexte socio-économique de la production des films, pour souligner là encore le ‘«’ ‘ sous-développement ’» du public auquel ces films s’adressent : les spectateurs de ces films sont en fait les victimes d’un impérialisme culturel et idéologique face auquel ils sont démunis et ne peuvent pas se défendre. L’idée que les productions commerciales sont en fait davantage une forme d’endoctrinement qu’un inoffensif divertissement avait déjà été développée par Mirta Aguirre, dans un article publié en 1951 réédité dans Cine Cubano :
‘Ese ‘punto de moralidad’ es el que Hollywood no tomará nunca en consideración en toda su existencia. Porque ganar millones de dólares y pervertir con su reaccionario veneno imperialista la mente de millones y millones de seres en el mundo es la finalidad central de su maquiavélico ‘entretenimiento’ 554 .’Si le propos de Mirta Aguirre est particulièrement virulent à l’encontre du cinéma nord-américain, celui des autres Cubains se penchant sur le ‘«’ ‘ vieux ’» cinéma latino-américain ne l’est pas moins, et une forte continuité apparaît entre le texte d’Aguirre et celui de González. Il est donc naturel que la perspective adoptée conduise le second à formuler des jugements catégoriques sur la mise en place des coproductions mexicano-cubaines au cours des années 1950 :
‘Estas co-producciones, además de dar trabajo a unos pocos técnicos cubanos y a algunos artistas, utilizaban las locaciones más rebuscadas y exóticas de la Isla, poniendo toda esta mezcla al servicio de guiones de pesadilla o de risa, según el caso. Casi siempre la conjunción de esos elementos estaba precedida por un título chillón que sugería la promesa de buenas dosis eróticas y de sensualidad.Il s’agit de critiques dont le fondement est indéniable, en particulier à travers l’intérêt essentiellement touristique ou exotique que les Mexicains portaient à Cuba. De plus, González reprend une critique largement répandue envers les Mexicains : leur tendance à ne s’intéresser à Cuba que pour promouvoir leurs propres intérêts dans le domaine de la production et de la distribution.
Outre cet article de José Antonio González, montrant à quel point le cinéma prérévolutionnaire en général, et les films du corpus en particulier, sont considérés comme méprisables, un autre texte de Enrique Colina et Daniel Díaz Torres 556 , paru lui aussi dans Cine Cubano, mérite d’être cité, car il constitue l’une des rares réflexions approfondies sur le mélodrame. Le titre de l’article, faisant explicitement référence au contenu ‘«’ ‘ idéologique ’» du mélodrame, montre qu’il se situe d’emblée dans la même perspective que les autres textes cités. La même rhétorique préside à l’analyse de ce phénomène culturel, et les deux auteurs n’y vont pas par quatre chemins, affirmant dès leur introduction :
‘La penetración colonial y neocolonial en América Latina determinó una bifurcación antagónica en el terreno de su cultura. Por una parte, la adopción de un credo de sumisión e impotencia, conducente a la despersonalización nacional de nuestros pueblos y la resignada aceptación de su supuesta inferioridad; por otra, la expresión de una cultura desalienada y soberana, instrumento revolucionario de combate en la confrontación ideológica y expresión artística por la autenticidad y originalidad mismas de su proyección humanista 557 .’L’ensemble de l’article s’attache à dénoncer le ‘«’ ‘ sentimentalisme ’» des mélodrames, les messages sociaux dont ils sont porteurs ainsi que la rhétorique particulière mise en place afin de s’attirer les faveurs du public, abusé par le recours à certains éléments assurant aux films un succès massif :
‘El costumbrismo desnaturalizado de estos filmes halla en el empleo del vocabulario popular y de la música, fundamentalmente, la patente de garantía para el favor del público […].La question de la représentation de la ‘«’ ‘ réalité ’» dans les films est centrale dans tous les textes de Cine Cubano abordant le vieux cinéma cubain, où les coproductions avec le Mexique figurent en bonne place. Dans le nouveau contexte révolutionnaire, le seul cinéma considéré comme légitime se met au service de la révolution. Dans cette perspective, les anciennes productions sont dénoncées parce qu’elles contribuent à alimenter chez un public dépourvu d’armes intellectuelles une vision trompeuse de la réalité. Toute l’entreprise du nouveau cinéma cubain consiste à battre en brèche ces anciennes pratiques, tant dans ses textes critiques que dans ses réalisations cinématographiques.
Le procès intenté au vieux cinéma cubain se situe sur un terrain que celui-ci ne prétendait nullement occuper : celui d’une représentation réaliste de la réalité, largement remise en cause dans nos analyses. Ainsi, on peut suggérer que la critique cubaine nous en apprend par ses textes davantage sur elle-même que sur les films : cet indispensable bilan historiographique, tant du côté cubain que mexicain, sera l’objet de notre prochain chapitre. En attendant, il convient de montrer comment ces arguments se font également jour chez les critiques et cinéastes mexicains.
Juan Antonio González, « Apuntes para la historia de un cine sin historia », Cine Cubano, 1980, n°86, p. 37-45.
Ibid., p. 37-38.
Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma, p. 69.
Mirta Aguirre, « » Hollywood y el entretenimiento cinematográfico », p. 23.
Ibid., p. 40.
Enrique Colina et Daniel Díaz Torres, « Ideología del melodrama en el viejo cine latinoamericano », Cine Cubano, 1971, n°73-74-75, p. 14-26.
Ibid., p. 14.
Ibid., p. 23.