III. Au Mexique: une transition marquée

III A. Des aspirations cinématographiques renouvelées

Au Mexique, la situation est moins tranchée pour des raisons politiques évidentes : il ne s’agit pas de rupture mais plutôt de transition entre d’anciennes pratiques cinématographiques dont la validité est remise en cause et les nouvelles, ressemblant fort à celles que les Cubains appellent de leurs vœux. Le programme mexicain, sous forme de manifeste, est d’emblée annoncé dans le premier numéro de Nuevo Cine. Cette revue s’inscrit dans le contexte d’un rejet généralisé du cinéma commercial produit massivement au Mexique. Emilio García Riera, l’un des membres fondateurs du groupe publiant la revue, souligne qu’elle n’est pas un élément isolé mais participe d’une logique contestataire plus large dans le champ culturel et cinématographique :

‘Crecía la aversión a los ‘churros’. Desde publicaciones culturales como la Revista de la Universidad y el suplemento México en la cultura, del diario Novedades, una nueva crítica ya no se sentía obligada como casi toda la anterior a defender al cine mexicano por el simple hecho de serlo 559 .’

García Riera présente les activités de ce groupe comme des héritières de la critique étrangère, française en particulier. La parenté entre la position énoncée et celle de la nouvelle critique cubaine, qui s’épanouit au même moment, est toutefois frappante. Les deux projets apparaissent fort similaires, puisque tant au Mexique qu’à Cuba, ceux qui se penchent sur les questions cinématographiques sont à la fois critiques et praticiens du cinéma. Ainsi, Luis Buñuel fait partie des membres fondateurs du groupe Nuevo Cine, et le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas favorable au mélodrame.

Le projet cinématographique proprement dit affiche pour principales ambitions les points suivants :

‘Al constituir el grupo Nuevo Cine, los firmantes: cineastas, aspirantes a cineastas, críticos y responsables de cine-clubes, declaramos que nuestros objetivos son los siguientes :
1. la superación del deprimente estado del cine mexicano […]
2. Afirmar que el cineasta creador tiene tanto derecho como el literato, el pintor o el músico a expresarse con libertad […]
3. La producción y libre exhibición de un cine independiente realizado al margen de las convenciones y limitaciones impuestas por los círculos que, de hecho, monopolizan la producción de películas […]
4. El desarrollo en México de la cultura cinematográfica […]
5. La superación de la torpeza que rige el criterio calitativo de los exhibidores de películas extranjeras en México […]
6. La defensa de la Reseña de Festivales

Les critères d’appréciation retenus pour faire et juger les films sont emblématiques de l’argumentation développée par la nouvelle critique mise en place au cours des années 1950 et dominant le débat cinématographique ensuite. Ce renouveau part d’un constat d’échec ou tout du moins d’enlisement de la production cinématographique nationale. Il s’agit pour ce groupe de créateurs et de critiques de trouver des solutions pour sortir le cinéma d’une crise, touchant avant tout à la qualité des films. Les jeunes gens intégrant ce groupe opposent clairement en ce sens un cinéma indépendant et de qualité dont ils appellent le développement de leurs vœux, et un cinéma ‘«’ ‘ conventionnel ’», qui s’est imposé sur les écrans, ne laissant plus de place pour le reste.

Dans cette perspective, les cinéastes sont considérés avant tout comme des créateurs et des artistes, et mis sur le même plan que d’autres, appartenant à des domaines plus volontiers reconnus comme ‘«’ ‘ artistiques ’» : ils sont cités aux côtés des ‘«’ ‘ hommes de lettres ’», ‘«’ ‘ peintres ’» ou ‘«’ ‘ musiciens ’». Le fait d’intégrer le cinéma aux ‘«’ ‘ beaux arts ’» traditionnels est une façon de le revaloriser en tant qu’activité authentiquement artistique. D’autre part, sous la plume de jeunes critiques et cinéastes revendiquant le modèle critique français comme source d’inspiration, une telle conception de l’activité du cinéaste fait inévitablement penser à la ‘«’ ‘ politique des auteurs ’» mise en place en France dans Les Cahiers du cinéma 560 .

Cette démarche va de paire avec la volonté affichée de favoriser l’émergence d’une ‘«’ ‘ culture cinématographique ’» fondée sur des démarches scientifiques 561 . La façon d’envisager le cinéma a profondément changé : il ne s’agit plus désormais de vanter n’importe quel film selon des critères plus ou moins hésitants dictés par des impératifs commerciaux, mais au contraire de fonder une démarche à la fois esthétique et critique cohérente, afin de mener à bien le renouveau du cinéma national. La critique cinématographique doit être assumée par des personnes aptes, maîtrisant bien leur sujet et en rendant compte sérieusement. Elle s’oppose ainsi aux articles traitant le cinéma sur le mode anecdotique dans les années 1950. Cette attitude nouvelle est érigée en principe par Emilio García Riera :

‘Cuando se consiga que la crítica de cine en México la hagan los críticos (mejores o peores, pero críticos), cuando los cronistas de las estrellas se concreten a lo suyo, entonces ya será otro cantar. Entonces, en lugar de clamar airadamente contre los fariseos, quizá podamos polemizar en serio sobre cine con quienes tengan la autoridad suficiente para hacerlo 562 .’

Le ton se veut polémique, et indique que l’émergence de cette nouvelle critique au Mexique ne s’est pas faite sans de vastes débats dans le monde cinématographique. Deux groupes s’opposent dans un antagonisme irréductible : les chroniqueurs liés au cinéma commercial mexicain, et les créateurs de Nuevo Cine, s’efforçant de faire du cinéma un objet d’analyse et pas seulement de contemplation. Des années plus tard, proposant un bilan des activités du groupe, García Riera insiste sur le fait que la courte durée de vie de la revue a été largement compensée par l’écho rencontré auprès d’un certain public, rappelant au passage que de prestigieux intellectuels et artistes mexicains – Carlos Fuentes, José Luis Cueva ou encore Luis Alcoriza – ont participé à cette aventure :

‘[La revista] sólo llegó a siete números, pero logró llamar la atención y provocar el encono de los defensores interesados del cine mexicano convencional […]. El clima cultural creado por Nuevo Cine, las actividades de la UNAM y la Reseña influyó en un considerable sector de la clase media ilustrada mexicana, y aun en los medios oficiales 563 .’

En termes de contenu, le vieux cinéma est condamné au nom de son conformisme. José María Ascot lui reproche d’être ‘«’ ‘ conformiste ’» dans le choix des thèmes, mais surtout dans sa façon de porter les relations sociales à l’écran :

‘Respecto a los problemas sociales casi ni es necesario hablar. El cine los ha eliminado casi totalmente de su expresión. Podría aducirse que siendo la mayor parte de la producción cinematográfica producto de sociedades de estructura capitalista es evidente que los problemas sociales (esencialmente de tipo socialista) quedan marginados 564 .’

Cette critique concerne le cinéma commercial mexicain en général, et la place occupée par les coproductions mexicano-cubaines est bien moins importante sous la plume des Mexicains que sous celle des Cubains. Cela s’explique par l’importance relative que ces films occupaient dans la production nationale : très importante à Cuba, elle est minoritaire – pour ne pas dire négligeable – en comparaison avec la grande quantité de films produits au Mexique chaque année. Cette situation différenciée est significative : du côté mexicain, les coproductions s’inscrivent dans les patrons génériques du mélodrame mexicain commercial ; de leur côté, les Cubains les font apparaître comme un ensemble de films à part, dont l’esthétique particulière est liée à un mode de production précis. Cette double perspective confirme en quelque sorte la validité de la perspective adoptée dans ce travail, visant à analyser les films à partir des modèles génériques mexicains, tout en montrant de quelle façon ils possèdent des traits spécifiques qui en font une modulation générique particulière.

Si le Mexique n’a pas connu la même révolution que Cuba, le vocabulaire employé replace la production cinématographique dans une perspective idéologique proche de la ligne cubaine, proclamant une opposition entre capitalisme et socialisme qui doit trouver sa traduction à l’écran. Les films du corpus, lorsqu’ils font l’objet d’analyses de la part des nouveaux critiques, sont perçus de façon particulièrement négative, accusés d’alimenter un système visant à imposer aux pays ‘«’ ‘ sous-développés ’» des modes de production directement inspirés des structures capitalistes à vocation commerciale. C’est le cas en particulier dans un article de Salvador Elizondo dénonçant le système de production élaboré par les Mexicains contribuant à standardiser la production cinématographique. Cette logique de production correspond à celle décrite par Altman pour définir l’émergence des genres cinématographiques par la réutilisation systématique d’une formule à succès (liée au type d’intrigue ou aux interprètes, les deux éléments étant inséparables dans le cas des films de rumberas). L’exemple pris par Elizondo montre l’importance de ce mécanisme dans la production des films étudiés :

‘[…] los anticipos […] se conceden de acuerdo con una tabulación que sólo tiene en cuenta a los valores perfectamente establecidos. Digamos por ejemplo: Director Manuel [sic] Morayta (valor establecido 3) + María Antonieta Pons (valor establecido 5) = Anticipo A […]. Comoquiera que sea, todos estos montos de anticipos están perfectamente definidos de acuerdo con las exigencias de los mercados subdesarrollados; es así por ejemplo que Rosa Carmina o Mary Esqiuvel pueden tener en Santo Domingo una tabulación de 10 mientras Irasema Dilian, en la misma plaza, sólo tiene una de 2, aunque esta última tenga en Chile tabulación de 10 y las otras dos sólo tengan una de 5. Este sistema minimiza el riesgo y establece cierta seguridad en la inversión 565 .’

Le système de production décrit apparaît dicté par des lois bien établies. Il explique également pourquoi des films appartenant au genre spécifique du cinéma de rumberas ont été produits à Cuba : pour les producteurs et distributeurs mexicains, le succès des interprètes féminines de ces films dans la région caraïbe est en soi un gage de succès commercial, les poussant à exploiter le filon ainsi découvert. Il s’agit d’une attitude dénoncée par Salvador Elizondo : cette démarche justifiée en termes de production est inacceptable pour un critique refusant la tendance la plus commerciale du cinéma mexicain. Pour lui, ce système permet de minimiser les risques financiers au moment de produire un film, mais il conduit en même temps le cinéma mexicain à s’enliser dans une production génériquement marquée, monotone et de qualité médiocre.

Dans un autre article, il condamne la tendance moralisatrice du cinéma mexicain. Les arguments avancés soulignent la proximité établie entre une perspective esthétique et idéologique. Soulignant l’apport des surréalistes dans le domaine moral, ce qui le conduit à poser Luis Buñuel comme modèle pour le cinéma mexicain, il indique que celle-ci doit avoir pour but de ‘«’ ‘ justifier ’» les actions humaines au lieu de les ‘«’ ‘ condamner ’». Elizondo établit un lien très clair entre l’apparition d’un cinéma moralisateur honni, et ses conditions sociales et économiques de production :

‘La temática del cine mexicano oscila entre dos polos: la prostituta y la madre […]. La moraleja ha irrumpido con éxito y ha terminado por absorber todo el aspecto crítico […]. El público, desgraciadamente, ha respondido entusiastamente y los mitos creados en torno a la capacidad moralizante del cine […] han permitido que la visión cinematográfica se vuelva hacia les dudosas costumbres de la clase media hipócrita […] 566 .’

La ligne éthique et esthétique du groupe Nuevo Cine apparaît ainsi proche de celle des créateurs de Cine Cubano. Au Mexique comme à Cuba, les années 1960 sont marquées par l’avènement de l’idéologie et de critères esthétiques plus stricts pour définir un cinéma de qualité. Si l’expérience mexicaine a été de courte durée en tant qu’œuvre collective, le groupe a toutefois été un espace privilégié d’expression pour de futurs historiens et critiques de cinéma qui se sont, de façons diverses, intéressés au mélodrame. Il convient à présent de les présenter et d’indiquer les fondements de leur démarche critique.

Notes
559.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, p. 235.

560.

Celle-ci est définie par Antoine de Baecque comme « cette manière d’aimer et de défendre le travail de certains cinéastes au nom d’une vision et d’une compréhension de leur talent de metteurs en scène ». Toutefois, il convient d’en relativiser la portée dans le contexte critique latino-américain, qui s’éloigne de ce « désengagement formel de la critique des années 1950 » au nom de l’idéologie prônée. La Politique des auteurs, Paris, Cahiers du cinéma, 2001, p. 7-9.

561.

Le groupe cite en effet six points sur lesquels doit se fonder cette nouvelle « culture » : création d’un centre de formation pour les professionnels du cinéma, multiplication des ciné-clubs, formation d’une cinémathèque, publication de revues spécialisées, soutien à la recherche sur le cinéma, appui à des groupes expérimentaux.

562.

Emilio García Riera, « La crítica y los picapedreros », Nuevo Cine, Mexico, mars 1962, n°6, p. 3.

563.

Emilio García Riera, Breve historia del cine mexicano, p. 235.

564.

José María García Ascot, « Sobre el anticonformismo y el conformismo en el cine », Nuevo Cine, Mexico, août 1961, année 1, n°3, p. 11.

565.

Salvador Elizondo, « El cine mexicano y la crisis », Nuevo Cine, Mexico, août 1962, n°7, p. 6.

566.

Salvador Elizondo, « Moral sexual y moraleja en el cine mexicano », Nuevo Cine, Mexico, avril 1961, n°1, p. 10.