Nombre des signataires du manifeste inaugural du groupe, outre leurs fonctions de critiques de cinéma, s’exerceront également à l’histoire du septième art dans leur pays. Leurs points de vue sur les missions du cinéma, tant sur le plan esthétique que commercial, ont une grande influence sur leur façon d’évaluer la part du vieux cinéma au sein de leur production nationale d’une manière générale, et des films du corpus ainsi que de certains de leurs metteurs en scène en particulier.
Parmi ces quelques personnages se trouvent des auteurs dont le travail a profondément marqué l’histoire du cinéma mexicain et la façon de l’appréhender. Des plumes telles que celles d’Emilio García Riera ou Carlos Monsiváis se trouvent intégrées à ce projet de rénovation du cinéma mexicain. Emilio García Riera est sans nul doute le plus grand représentant du versant encyclopédique de l’histoire du cinéma mexicain, avec la rédaction d’une Historia documental del cine mexicano. À sa mort à l’automne 2002, sa gigantesque entreprise était encore inachevée, sa publication n’ayant pas dépassé la production des années 1970. Le titre de l’ouvrage indique toute son ambition : faire une histoire totale du cinéma mexicain, qui en recouvre toutes les périodes et tous les genres.
L’ampleur du projet, sa volonté de s’intéresser au cinéma mexicain de façon globale, sans privilégier certaines productions au détriment d’autres, en font un objet fort utile pour le chercheur. Cette qualité de l’ouvrage a été justement remarquée et soulignée par Paulo Antonio Paranaguá :
‘La monumentale Historia documental est en fait la moins autarcique des recherches consacrées jusqu’alors au cinéma latino-américain, celle qui souffre le moins d’un esprit de système. C’est la première fois qu’un historien du cinéma ne retient pas seulement ce qui peut servir son propos, mais absolument tout ce qui pourrait éventuellement servir à d’autres 567 .’Les introductions au début de chaque période tentent de replacer l’ensemble des phénomènes cinématographiques d’une année dans une perspective plus large, celle de l’évolution de l’industrie cinématographique en général, tant du point de vue de la production que de la distribution. L’historien focalise son attention sur cet aspect du cinéma national, et en néglige d’autres, comme le signale Paranaguá : ‘«’ ‘ Les genres ne sont pas ignorés, même si manifestement ils restent à l’étroit, entre le début des chapitres annuels et les fiches individuelles des films’ 568 . »
Les critères d’appréciation des films mis en place par Nuevo Cine exercent une grande influence sur García Riera au moment où il entreprend la rédaction de son histoire du cinéma national dont ‘«’ ‘ les jugements péremptoires n’ont pas disparu ’», comme le rappelle à juste titre Paulo Antonio Paranaguá. Le mode de prise en charge des films en atteste.
Le deuxième critique cité est Carlos Monsiváis. La perspective dans laquelle il aborde le mélodrame et les films de cabaret mérite quelques commentaires. La comparaison du mode d’approche de García Riera et de Monsiváis montre que le groupe Nuevo Cine ne peut pas être considéré comme une école, mais plutôt comme un courant novateur dans sa façon de penser le cinéma. Les jugements de García Riera se montrent peu enclins à considérer les films étudiés sous un jour favorable. Au contraire, ceux de Monsiváis visent à faire du genre mélodramatique en général, et des films de cabaret en particulier, une forme d’école de la vie, ayant contribué à l’émancipation de la société mexicaine. Monsiváis est un esprit libre dont la démarche particulière, personnelle et originale, a été décrite par Paulo Antonio Paranaguá, dans le chapitre de son ouvrage sur l’historiographie du cinéma en Amérique latine intitulé ‘«’ ‘ Mémoire et histoire, une passion dévorante’ 569 ».
Dans la perspective de Monsiváis, le cinéma n’est pas considéré comme un champ d’investigation théorique, mais comme l’espace culturel où des bouleversements sociaux se manifestent, et même se créent. C’est pourquoi il prend largement en compte la question du public et de son rapport avec le genre, comme le souligne Paranaguá :
‘Les films ne prennent leur sens que dans le dialogue avec les spectateurs, le cinéma réintègre un processus social caractérisé par l’extension de la culture urbaine. Alors que les études cinématographiques tendent à la spécialisation et parfois à l’abstraction, Carlos Monsiváis les réintroduit dans un continuum culturel et social qui élargit la notion de récepteur et de public aux dimensions de la société toute entière. Le cinéma devient ainsi un aspect du processus d’urbanisation et de modernisation 570 .’Monsiváis prend en quelque sorte le contre-pied de la critique traditionnelle. S’intéressant au rôle social joué par le mélodrame, il s’attache à montrer comment celui-ci a pu contribuer à faire évoluer les mentalités, et non à les brider et à les aliéner. Il s’agit d’une approche originale, et la façon dont Monsiváis envisage le genre montre qu’il a su prendre ses distances par rapport à ses camarades critiques, pour proposer un mode d’analyse novateur. Il construit, conformément au projet initial du groupe, une authentique réflexion sur le cinéma et les messages qu’il véhicule. Selon lui, le septième art, même dans ses réalisations les plus populaires, est susceptible de modifier les rapports sociaux :
‘Gracias al cine la vida moderna y la vida tradicional modifican y mezclan sus señales. Así sea de modo superficial, habitúa a los cambios, que se inician desde la sensación de estar frente a la verdad de las imágenes, algo distinto a la realidad o la mentira de los relatos. El cine atenúa e intensifica las sensaciones que provienen de lo irremediable: la destrucción y el abandono de la vida agraria, las opresiones y las ventajas relativas de la industrialización y, de manera destacadísima, las modificaciones graduales de la moral a través del vuelco de las costumbres 571 . ’Monsiváis accorde une grande importance au lien entre le cinéma et son public. Le cinéma accompagne un processus de changement des rapports sociaux, comme le montre l’allusion à l’urbanisation. L’arrivée massive à la ville de populations hier encore paysannes implique d’acquérir rapidement de nouveaux codes, pour comprendre le monde dans lequel ces hommes et ces femmes sont désormais appelés à évoluer, tant sur le plan social que moral. Dans cette perspective, le mélodrame est considéré comme un support de savoir, où le public vient massivement puiser des références nouvelles :
‘En todo el continente la escena es la misma: se acude al cine a enterarse de los temas de conversación de la siguiente semana, a ratificar y rectificar la nueva cultura familiar, a memorizar las atmósferas indispensables. Los obreros que hace un año eran campesinos se asombran ante lo que nunca soñaron ver, y al amparo de las insuficiencias reconocidas, emiten fantasías que son demandas, quieren poseer a la rumbera, desposarse con la ingenua, imitar al galán, transitar por las dóciles aventuras sin salirse del barrio 572 .’La famille, où se mêlent réalités individuelles et codes sociaux et moraux dominants, est soumise à des variations considérables dans la première moitié du XXe siècle. Monsiváis n’hésite pas à affirmer que les mélodrames de cabaret, ou de rumberas, ont accompagné ces bouleversements en même temps qu’ils les ont largement suscités. La perspective se veut alors historique, et refuse de sortir le phénomène cinématographique de son contexte socio-culturel de production. À propos de l’‘»’ ‘ école-dans-le-noir’ 573 » qu’est le cinéma, Monsiváis formule les observations suivantes à propos des films de rumberas et du rôle qu’ils jouent par rapport à la sensibilité de leur public :
‘Transmis par la technologie, les messages ancestraux se modifient : l’obscurité cache la réponse physique des spectateurs, l’écran décuple les tentations du péché […]. Quand s’use le charme de la vulnérabilité et de la fragilité de la femme, s’accélère la ronde des corps désirables et des visages qui les complètent, l’abandon du comportement angélique au profit des plaisirs de la femme-objet et de la femme dominatrice 574 .’Monsiváis place au centre de ses réflexions la façon dont le public vient puiser à la source cinématographique de nouvelles normes comportementales, en même temps que des grilles d’interprétation de la réalité. Il souligne la grande proximité unissant créateurs et spectateurs de cinéma, contribuant selon lui à expliquer le succès des cinéma autochtones en Amérique latine :
‘Las condiciones de producción y la improvisación extrema obligan en América Latina a un ‘cine de pobres’, donde la escasez es signo de sinceridad y espontaneísmo. Por lo mismo, el arraigo de las cinematografías nacionales muy probablemente se debe a la contigüidad social y cultural de las industrias y los espectadores, lo que obliga a los segundos a considerarse, literalmente, parte de los acontecimientos de la pantalla 575 .’Si le traitement proposé par Monsiváis du cinéma mexicain classique diverge sensiblement de celui de García Riera, tous deux ont néanmoins en commun de considérer le cinéma comme un objet d’analyse sérieux, dont on peut tirer des enseignements excédant de loin son statut de divertissement. Cette orientation générale est directement liée à la démarche du groupe Nuevo Cine dans son ensemble, mais la diversité des résultats obtenus fait de ce cinéma un enjeu dans l’historiographie du cinéma mexicain qu’il convient à présent d’analyser.Chapitre 3. Les films étudiés : un révélateur historiographique
Paulo Antonio Paranaguá, Le Miroir éclaté, p. 30.
Ibid., p. 29.
Ibid., p. 150-157. Paulo Antonio Paranaguá écrit notamment : « Si on veut cerner tout de même le travail accompli par l’écrivain, disons d’abord qu’il semblerait relever d’une archéologie de la mémoire […]. Mémorialiste dans un certain sens, il ne refoule pas la part autobiographique d’une telle démarche, tout en portant son attention aux objets créés par d’autres. Il s’ensuit une deuxième caractéristique, qui est la dimension fortement affective qu’il inflige à ses matériaux. Monsiváis ne refuse pas les jugements, sauf que l’échelle de valeurs qui semble l’inspirer est essentiellement celle des valeurs sentimentales. La troisième caractéristique – après le poids de la mémoire et de l’affect – est le refus absolu des frontières entre les diverses formes d’expression. Il n’y a pas de séparation entre haute et basse culture, pas plus qu’entre le public et le privé […]. La quatrième caractéristique, sans doute fondamentale, est que Monsiváis ne procède pas ainsi à un niveau analytique ou conceptuel, mais à travers une écriture qui échappe elle-même aux catégories étanches. », p. 151-152.
Ibid., p. 157.
Carlos Monsiváis, « Vino todo el público y no cupo en la pantalla », A través del espejo, el cine mexicano y su público, de Carlos Monsiváis et Carlos Bonfil, Mexico, El Milagro/IMCINE, 1994., p. 62.
Ibid., p. 91.
L’expression est de Monsiváis, dans l’introduction de son chapitre « Mythologies », Le Cinéma mexicain, p. 143-153.
Ibid., p. 148.
Carlos Monsiváis, Aires de familia, Barcelone, Anagrama, 2000, p. 64-65.